Aller perdre sa peine dans une forêt sans cailloux

Il aurait fallu ne pas te répondre afin que nous classions l’affaire et que nous envoyions tout ceci aux archives des sentiments. Mais je ne suis pas conséquent – si je n’avais que ce défaut…

J’ai reçu ton message en pleine soirée, alors que j’étais rendu à l’étranger pour répondre à l’invitation d’une femme, invitation de longue date à laquelle il aurait été assez mufle de se décommander. Et puis je pensais que dans ce pays je ne pouvais recevoir de courriels sur mon smartphone : je pourrais ainsi te mettre un peu de côté l’espace de quelques heures et me rassurer un peu à voir qu’on me désire. Et mon téléphone a vibré. Intrigué, j’ai regardé, j’ai vu ton nom apparaître, je n’ai pas pu résister, je me suis isolé prétextant d’avoir à aller aux toilettes et t’ai lu. Drôle de soirée, où on me parlait et moi je te répondais dans mon esprit, peu attentif à ce qui se passait devant moi, peut-être, au fond plus mufle ainsi que si j’avais prétexté une maladie soudaine pour ne pas me rendre à ce rendez-vous. Nous avons dansé pour retarder le temps où il faudrait savoir qui dormirait où ; si j’ai su un jour oublier une femme dans les bras d’une autre, je n’ai plus cette souplesse-là. J’étais avec toi, sans trop savoir faire semblant. Je me suis servi de la peine d’un cousin qui préfère se terrer chez lui plutôt que de venir fêter Noël avec nous, sa famille, pour expliquer mes absences et mon envie de rentrer sagement. Éternelle histoire des malentendus humains : w pense à x qui pense à y qui pense à z. Étrange soirée.

Je pense tout de même qu’en me posant la question sur notre incompatibilité tu me demandais de cosigner ton choix, comme à l’amiable, ce qui serait sans doute psychologiquement plus facile : « puisque lui aussi est d’accord… ». Moi-même je n’ai pas de réponse tranchée. Les sentiments que j’ai développés pour toi sont arrivés peu à peu. La première fois que je t’ai vue, tu m’es apparue comme la petite étudiante de lettres sage et rangée, bonne élève appliquée à être toujours d’accord avec le professeur. Puis nous avons discuté ensemble un jour où j’étais venu te voir à ton bureau. Tu connais la suite : nous avons pris un café à la machine à café, tu as semblé intéressée par ce que je te disais, et après un « je ne voudrais pas que tu crois que je t’alpague » qui était un mélange d’audace et de doutes (tout toi) tout à fait touchant, nous avons décidé d’envisager une collaboration. Nous nous sommes revus au cinéma, avec une professeure et une amie à toi, ta robe verte et tes sempiternels bouquins saturés de marques-pages au code couleur complexe. Tu m’as plu avec ton petit air d’oiseau tombé du nid qui ne sait pas dans quel monde il vit, un peu paumée parmi les hommes, anormale, et ce même si tu n’as pas eu envie que nous discutions plus tard dans la soirée alors que moi j’avais déjà soif de te découvrir, bref que je sentais déjà que notre relation connaissait une légère asymétrie. Tu étais peut-être la Virginia Woolf de The hours (de qui je tombe amoureux à chaque fois), ce mélange fragile d’hésitations et de force, de grands doutes et de lucidité d’une maturité appréciable, une folle rationnelle, un génial oxymore humain comme je les aime, un labyrinthe où il ferait bon se perdre, une personne qui effraie un peu, qu’on estime, qui déroute profondément, qu’on a envie d’explorer.
A partir de cette bribe, et même si je ne sentais pas motivée par ‘notre’ projet, m’en laissant l’initiative comme d’un « si tu y tiens » distrait, quelque chose chez moi s’est enclenché, j’ai eu envie d’écrire cet article à deux niveaux, de trouver cet entredeux où nous laisserions nos recherches de côtés, notre zone de confort intellectuel, pour prendre des risques et créer quelque chose d’original, à deux, nous émulant l’un et l’autre, nous mettant des gardes-fous pour nous protéger comme deux être qui veillent l’un sur l’autre, mais toujours taquiner la limite. Je me suis dit, « je lui présente mon plan : si elle marche, cette femme est sans doute le rayon de soleil clandestin caché dans l’ombre que je recherche, c’est peut-être elle, je fonce ; si elle m’envoie paitre, fin de l’histoire, nous n’aurons pas trop perdu de temps de toute façon. » Tu étais plus sérieuse que moi, tu as freiné, mais tu me comprenais. J’ai commencé à espérer, un peu, je me suis lancé, comme je suis, sans compter, comme un con.

Nous avons joué. Je pense que tu as joué aussi, d’abord à mon diapason, puis tu as pris ta ligne de chant, tu as eu des comportements étranges si nous n’étions que collègues, des insistances appuyées sur le ‘nous’, notre ‘couple’, ça prenait l’allure d’une sonate. Je savais bien mon impatience ressentie entre chacun de tes messages, ma façon de les relire plusieurs fois, en maudissant ton laconisme, moi qui voulais plus de mots à me mettre sous la dent, et même les rues de Saint-Pétersbourg et de Moscou ont commencé à entendre un peu parler de toi et de tes foutus silences. Tu n’étais sans doute pas sérieuse. Quoique, tu es une femme, et vous aimez être ces petites flammes de bougie qui dansent sous nos souffles et nous brûlent dès que nous voulons les toucher. Vous aimez tant qu’on essaye de vous séduire, et vous voilà minaudant, avant de nous rabrouer lorsque nous vous prenons aux mots : « Monsieur, vous n’y pensez pas ? » Les discussions entre hommes sont pleines de ces étreintes interdites qui nous laissent stupéfaits. Enfin, je ne te reproche rien, c’était doux de danser quelques pas avec toi. Tu as eu des gestes de tendresse qui m’ont désarçonné, je n’ai toujours pas compris pourquoi tu me traitais de « séminariste », mais je suis senti en couple pendant deux jours ; c’était agréable, je me sentais bien avec toi, malgré tes duretés passagères, je me croyais assez fort pour arriver à te les faire remarquer, à te tenir tête, à apprivoiser un peu ce cheval fou (on est arrogant et sûrs de nous, n’est-ce pas, les hommes ?). Tu m’as fait visiter le pavillon-témoin d’un couple de tordus qui m’a fait rêver : c’est toujours ça de pris. Tant qu’on rêve éveillé, on est bien vivants !

Maintenant voilà, je me retrouve avec ce monstre de sentiments que j’ai créé. Je vais aller l’emmener le perdre dans la forêt en prenant garde qu’il ne prenne pas de cailloux sur le chemin de hasard et si je n’ai pas la force de l’abandonner à crever de faim et de soif ou à risquer d’être mangé par un loup, je resterai un peu avec lui dans une de ces cabanes que je sais faire. On chantera des chansons au coin du feu, et comme naguère je devais prendre des bières avec toi : « ce sera bien ».

B.O.B.

Ben Howard – “Oats in the Water”

Photo : extrait de “En forêt” de goued120.