Antoni Astugalpi

Médiateur de mots, sapeur du son, suceur de sens et dresseur d'idées (en gros)

L’Art français de la guerre [2011] d’Alexis Jenni

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Le problème avec L’art français de la guerre, c’est que c’est un essai lâche car camouflé en roman. (Peut-être un modèle de l’art de la guérilla intellectuelle.)

Certes, cette forme romanesque dont plus personne ne sait trop quoi faire mais qu’on continue de lire et d’écrire par inertie et faute de mieux, en attendant, se prête à bien des formes. Et à bien des égards, sa plasticité formelle comme dans le ton permet de compléter habilement d’autres types de discours (universitaire, politique, journalistique) sans prétendre empiéter sur leur domaine. Les frontières ne sont d’ailleurs pas clairement définies, sinon tacites, découlant d’un usage. Et donc qu’est-ce qui empêcherait un auteur plus bavard ou plus vaniteux que les autres de bousculer les frontières ? Rien, c’est tout en l’honneur de chacun de croire en son génie. Mais n’est pas un grand homme hégélien qui veut. Et le lecteur, il lit aussi d’autres romans et donc compare. Il a lu, par exemple, Eldorado de Laurent Gaudé, et s’il a bien vu qu’on lui présentait un Européen blanc déprimé dont la descente croise l’ascension d’un noir Africain bravant tous les dangers pour se sortir de la misère pendant que l’autre se suicide, il n’a pas ressenti qu’on essayait de lui faire passer des messages subliminaux à grands coups de marteau-piqueur dans sa caboche de pauvre nanti égoïste qui a eu le mauvais goût de naître blanc et en France. Ce n’est pas le cas du livre de M. Jenni qui revient de manière ‘pédagogique’ (art de la répétition, dit-on…) pour ne pas dire ‘lourde’, sur quelques questions méritant un traitement plus pointu que ce qu’il en propose. Par exemple, la question de la race comme délit de faciès collectif est totalement superficielle. A contrario, si on compare encore avec un livre de fiction ancrée dans la réalité, le discours que tient le Dr. Mandelbrod dans les Bienveillantes, affirmant que les Juifs sont les pères spirituels du Nazisme parce qu’ils ont compris avant Chamberlain et consorts, ce qu’est une race et qu’elle passe par le sang et non dans les seuls phénotypes des individus, est impressionnant, provoquant, stimulant. Là où les esquisses du brouillon d’une pseudo-analyse chez M. Jenni sont plates ; ou si les chiffres donnés par le sociologue observant les contrôles de police dans la gare lyonnaise (sorti du chapeau, par ailleurs, mais passons) sont avérés, pourquoi ne pas écrire sur le sujet une analyse sociologique plutôt qu’un roman ? Que faut-il penser de la police de proximité, faut-il plus de policiers noirs ou beurres, la BAC fait-elle du bon travail, faut-il rétablir le service militaire : qu’on pose des vraies questions et qu’on y réponde, au lieu de nous prendre par l’épaule et de nous dire « t’as vu ? t’as vu ? » (Bah oui, j’ai vu, je n’avais pas besoin de ton livre !) Il pourrait s’intéresser un peu au tribalisme dans le football post-arrêt Bosman ou à la notion de ‘blanc’, qui est devenue chez beaucoup de noirs occidentaux ‘défavorisés’ (par le Système, of course, le Système, spectre qui hante les demi-habiles), un synonyme crypto-marxiste de riche (Obama est un ‘bounty’, par exemple). Réfléchir tant plus en profondeur que de manière plus large sur le sujet, en somme, plutôt que d’asséner ses quelques clichés pour gauchistes qui vont voter aux deuxièmes tours avec du lubrifiant. On rétorquera éventuellement que ce n’était pas un essai, mais de ce cas-là, on aborde le sujet une seule fois, on laisse des points de suspension comme une note de bas de page latente indiquant la référence d’un ouvrage sérieux sur la question et c’est tout, au lieu d’insister sans approfondir : cinq couches d’isolant, ça ne fait pas une toiture… Idem pour le langage comme séparateur eux / nous. Que M. Jenni nous conseille d’aller lire Hazan, Klamperer et surtout C. Schmitt, pour les premiers noms qui me viennent, mais qu’il n’essaye pas de se coller à un thème qui le dépasse… A contrario l’analyse de La bataille d’Alger est bien menée et suffisamment fine pour qu’on ait envie d’aller voir le film et de relire le passage en regard, preuve que lorsque l’auteur est à la hauteur de son sujet il sait être passionnant. Ainsi, malheureusement, la plupart du temps M. Jenni nous refourgue des idées mal ficelées, superficielles, sans doute pas fausses mais ce qui ne dépassent malheureusement pas le niveau de la propagande ou, comme on disait jadis, de la réclame, voire de la retape. Et, ce faisant, il diminue la forme romanesque puisqu’il s’en sert d’écran d’enfumage pour faire de la contrebande de discours qui se prend au sérieux (si, c’est trop verbeux pour de la fiction) sans s’encombrer pas des contraintes de l’essai ou de la rigueur universitaire.

C’est aussi une contrefaçon peureuse d’essai dans son traitement des deux périodes historiques qui jalonnent cette guerre de ‘vingt ans’, notamment sur l’Algérie. En effet, l’Algérie est, à ma connaissance, malgré tous les silences de l’Education Nationale sur le sujet, une période sur laquelle les acteurs ont parlé le plus franchement. Notamment, les bourreaux français. Ni chez les vaincus du Troisième Reich, ni chez les juntes sud-américaines, ni aux EUA, ni dans les dictatures africaines ou arabes (si, il y en a M. Jenni, qui n’ont rien à envier à l’art français de la cruauté !), ni (attention, asseyez-vous !) dans les ex-démocraties (hihi) populaires (hihi-bis), je n’ai lu des anciens tortionnaires assumant pleinement leurs actes. Les moins lâches assument avoir appliqué des ordres qu’ils n’avaient pas à juger, mais – et encore une fois je peux avoir des lacunes – personne hormis Aussaresses n’a revendiqué avoir torturé dans le cadre de sa fonction (on écarte psychopathes isolés et fanatiques religieux), ne pas le regretter et être prêt à le refaire s’il le fallait. Il y a donc tous les éléments pour ne pas avoir besoin d’user d’autant de personnages fictifs : Aussaresses est mort et ses proches ne vont pas faire un procès parce qu’on lui a fait dire ce qu’il a affirmé par ailleurs ! Foncez, M. Jenni, donnez noms, chiffres, dates, faites un bon travail d’historien et faites évoluer vos personnages fictifs nécessaires (Salagnon, Eurydice et son père) là-dedans ! Idem, je ne connais pas les GAF. Le GUD, oui. Le SAC aussi, mais les GAF ça sort de votre lâcheté. Car si vous voulez dire que les groupements de droite castagne ou d’extrême-droite sont dangereux pour la république (la LDJ et les groupements d’extrême-gauche aussi ?), qu’ils sont à côté de la plaque, qu’il faut les interdire ou tout ce que vous voulez, faites-le. Mais appelez un chat un chat. Faites une analyse sous tous les angles que vous voulez, sociale, sociétale, psychanalytique, freudo-marxiste, lacano-chomskienne, gramsciste, bourdieuso-foucaldienne, n’importe quoi ! En tout cas se servir de la fiction, ici, ne relève plus d’une pratique habile de la prétérition, mais de l’impuissance.

Et pourtant j’ai mis quatre étoiles sur Babelio. J’en déduis que j’ai aimé… Malgré la conclusion un peu mièvre qui fait de l’amour le dernier refuge de celui qui a tout perdu (mais est-ce faux ?). En dépit des personnages théâtraux. Bien que certaines répliques soient attendues et les moments-clefs évidents. Sortir Eurydice des Enfers et ne pas se retourner sur son passé : ne pas la faire eût été génial, tant c’était couru d’avance. La non-reconnaissance des armes de tortures qui libère le coupable de ses fautes : on y était mené avec une carotte orange fluo. Le petit garçon de quatre ans qui donne une leçon de vie à notre narrateur : l’éditeur a vraiment laissé passer ça ? L’écriture ne m’a pas particulièrement impressionné, je ne me suis pas surpris à vouloir réécouter une phrase pour en admirer la tournure, n’ai pas souri à des formules, n’ai pas été emballé particulièrement par les phrases courtes mais je suis rentré vite et bien dans le texte (que j’ai écouté et qui était très bien lu, ceci expliquant peut-être cela). Et, oui, j’ai marché. Voilà le fait brut, un peu déroutant. Sans doute parce que le livre parle de nous. Je me suis notamment vu à regarder les images de la Cinquième lors de la première guerre d’Irak, ces images en boucle à pratiquer ce qu’on n’avait pas encore compris être de la censure par saturation, par le bruit, par la répétition abrutissante (pédagogique ?). Être assis inconfortablement à regarder les frappes chirurgicales des avions, à se demander si c’était nous, l’Occident, ou eux, les EUA, qui faisaient ça. Je me suis revu regarder Rambo II et éprouver un malaise face à tous ces morts jaunes, morts en rafale comme des cafards négligeables, si bien que lorsqu’est sorti “la Chute du faucon noir” (M. Jenni est très bon dans la description de films, définitivement), les films hollywoodiens ne me soutiraient plus déjà que des haussements d’épaule. Les malaises éprouvés par le narrateur étaient donc les miens aussi.

J’ai donc sans doute mis quatre étoiles (sur Babelio) parce que j’étais acquis d’avance à la propagande proposée, que j’étais une proie facile, mais sans être dupe (et encore je fais l’impasse sur le contexte politique de la sortie du livre sur fond de débat sur l’identité nationale et l’anti-sarkozysme ambiant : je l’ai écouté en 2015 et avais totalement échappé au Goncourt de 2011 avant…)

Bande-son

Pj Harvey – “The Glorious Land”

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