D’autres vies que la mienne – Emmanuel Carrère

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Voilà. Je viens de terminer Désolé, je ne savais pas quoi écrire en cette année 2010 d’Emmanuel Carrère. J’adorerais pouvoir écrire que je n’ai pas apprécié. L’homme est toutefois assez fin pour savoir où commence le mépris du lecteur et s’arrêter à temps. Et le livre commence avec le tsunami de 2004. Au Sri Lanka-même. Alors c’est sérieux. Alors c’est profond. Donc c’est sublime1. A peu de frais (et ordre logique intervertissable à l’envi). Je suis coincé pour ma critique. Je vais passer pour un sans cœur. Tant pis, je suis un héros sans peur.2
Tout le long du texte, il raconte platement comme on pose une caméra pour une interview filmée. Superficialité télévisuelle. Souvent, on a même l’impression  de regarder “7 à 8”, une veille de lundi matin sur TF1. Ça incite à prolonger l’apéro, veule sur son canapé, mais les sujets traités sont graves et souvent intéressants (quoique très occidentaux) alors malgré la gêne et le sentiment de perdre son temps, on reste. Moi, j’ai écouté le texte, en jardinant (désherbage), en faisant mon jogging3 (14 kilomètres), en mangeant (du pâté sur du pain, carottes rappées, un yoghourt4 et je l’ai terminé ; un dimanche soir, au fait, tiens. Mais à 21h30. A chaque pause musicale, j’avais peur d’entendre Harry Roselmack venu annoncer un écran publicitaire . Pour Cofidis, peut-être, c’eût été drôle. Mais non. Ouf.Puis je suis allé déféquer. Comme le répondait Louis XIV à son médecin : ça a été. Pendant que je terminais proprement, je pensais à Dieu. S’il existe, du moins – je dois être un véritable agnostique ou, comme l’écrivait Cioran, « un incroyant à fonds religieux »5

Je me suis souvenu d’une citation proposée par Laurent Ruquier dans son émission sur RTL, je ne sais plus de qui : « tout est homme est ridicule au moins deux fois par jour ». Ainsi cette épreuve pour notre ego aurait-elle été voulue comme une humiliation quotidienne ? Ne serait-ce pas petit de la part de Dieu ? Et si Dieu est petit, il n’est pas parfait. Et s’il n’est pas parfait…

Je me disais aussi : tout de même c’était intéressant ce passage sur le combat des deux juges boiteux de Vienne contre les sociétés de crédit. Et bien mené tout ce qui concernait les questions posées par ce bras de fer. Carrère a une vision assez étriquée du libéralisme mais tout ce qu’il disait n’était cependant pas faux. Plus intéressant en tout cas que la maladie de sa belle-sœur ! Les éditeurs, d’ailleurs, ne pourraient pas faire une trêve avec ces sujets ? Rentrée 2016 : « année sans Shoah, sans cancer, sans astiquage de nombril : arrêtez donc un peu de paresser ! » Ça aurait de la gueule. Si le ministère de la culture servait à quelque chose ça pourrait être à ça, tiens. Il faudra que j’appelle Fleur. Je vous ai parlé de Fleur ? Ah non, ce sera pour le tome II, je note. Là il faut que je sorte des toilettes. Heureusement il reste du papier, ce qui est ma hantise depuis que j’ai cinq ans… une fois, le soir où Odile avait prêté son pull à son cousin, je me suis r… on toque, non, je dois vraiment vous laisser.

Voilà, tout en faisant de la place dans mon corps pour d’autres réplétions, j’ai pissé de la ligne à la Carrère. J’ai fait des phrases courtes pour que ceux de la “génération 80%” qui ont eu le Bac en prenant juste la peine de se baisser comprennent bien. Que ça glisse de leurs petits yeux jusque dans leur petite cervelle où ça sera stocké à côté de tas de choses qu’ils revendront dans des brocantes dans cinq ans. J’ai usé d’une écriture behavioriste : il a fait ceci, elle a fait cela, on a fait tout ça. Ça me rappelle lorsque nous suivions à nos corps défendant, les filles trop maquillées qui nous précédaient dans les rues du chemin de l’école. Elles racontaient leur journée, toujours passionnante. Elles parlaient toujours au style direct, avec des doubles-points plein la bouche et des guillemets invisibles. « Alors je lui dis : gnagnagna »6 / « Et lui il me répond : blablabla »7. Bref, elles refusaient à chaque fois soigneusement l’obstacle de la concordance des temps. Cela nous faisait beaucoup rire avec Hélène ! Nous étions heureux, à cet instant précis, juste à ce moment-là, à la fine crête de ce rire moqueur et de nos regards complices. Et puis Hélène a redoublé sa troisième…

Bon, je dois y aller. Un autre Père Ubu veut vraiment ma place. On est bien peu de chose. Il est urgent d’aimer la vie et de réconcilier avec car « memento homo quia pulvis es et in pulverem »8. Je veux quand même rajouter deux points. Le premier est qu’à un moment Carrère dit : « bla… », euh… « je déteste les ellipses ». Je voudrais lui faire remarquer que c’est dommageable. Et second point : j’ai aimé un segment d’une phrase du texte. Un seul qui a produit en moi une réaction particulière due à l’écriture, hors émotion de fonds9. Je me suis arrêté d’écouter, les mains encore terreuses de mon vaillant travail à arracher des herbes qui ne m’avaient rien fait de mal et que je ne trouvais même pas laides, mais que j’extirpais dans mon jardin à la française comme une victoire de la volonté et de la vie sur la spontanéité de la nature, pour noter : « le salon mortuaire dont je n’ai rien à dire ». Non, Emmanuel, bien que ton livre – le premier de toi, pour moi (…et tous ceux qui sont seuls !) – se veuille comme, “un formidable témoignage sur la fragilité de la vie, avec de beaux portraits d’hommes et de femmes qui ont la force de survivre après le deuil et d’accepter la mort”10, ce que je viens d’écouter fut un long salon mortuaire dont tu n’avais pas assez à dire pour que ça ait de la consistance. Je resterai donc sur ma faim, ayant préféré ton film, La Moustache. Et pour la vidéo des essais, pleins de vie, de la scène qui n’aura finalement même pas été recalée en bonus du DVD, je suis preneur !

Photo d’entête : “« Fake » TV’s, East Jerusalem” par Ted Swedenburg.

Notes

  1. Au sens kantien ou burkéen, comme quelque chose qui nous fascine parce que cela dépasse les limite de notre entendement.
  2. T’as vu Joey Starr, comme je déchire !?
  3. A ceux qui se demanderont si j’ai éprouvé quelque chose comme un sentiment de culpabilité en écoutant parler de handicapés et de cancéreux pendant que j’usais de mes deux jambes : aucun. Cela m’a même encouragé à courir plus vite ; « profite », pensai-je.
  4. Oui, j’aime cette vieille orthographe un rien désuète ! Comme j’aime le mot courriel…
  5. Pierre Boncenne, Pour Jean-François Revel, p. 14.
  6. Les filles font toujours « gnagnagna », non ?
  7. « Blablabla » c’est le « gnagnagna » des êtres humains qui ont de la testostérone.
  8. C’est du latin.
  9. Bah oui, j’ai quand même de l’empathie…
  10. Je mets des guillemets à l’aveugle, je suppose qu’il y a bien un critique pour avoir écrit ça.