Antoni Astugalpi

Médiateur de mots, sapeur du son, suceur de sens et dresseur d'idées (en gros)

Certaines n’avaient jamais vu la mer [2011] de Julie Otsuka

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Nous autres lecteurs, n’avons pas aimé ce texte.

Lorsqu’on use d’un effet littéraire tel ce parti pris d’une narration à la première personne du pluriel, il faut que cela ait un sens. Or, dès le bateau, nous comprenons vite le côté artificiel du procédé puisque le groupe de Japonaises candidates au mariage à l‘aveugle aux EUA n’est pas vraiment homogène. Puis, la première nuit, nous n’en doutons plus : le ‘nous’ échoue à regrouper des vécus si différents, si bien qu’il devient superflu et vite gênant comme un grosse contrebasse dont quelqu’un voulait jouer en soirée mais que personne ne veut entendre, et qui est là dans un coin de la pièce, aphone et pataude, et que tout le monde enjambe avec un peu d’agacement sans oser taper dedans franchement.

On serait encore dans les années 1950, nous ne dirions pas, nous serions encore bêtement impressionnables :
— Y’a un gars, il a écrit un livre sans ‘e’ !
— Arrête !?!
— Si, je te jure !
— Eh bien moi j’ai lu un livre raconté à la première personne du pluriel !
—Diiiingue ! Quelle époque déconstructrice !
— Et postromanesque !
Mais bon, voilà on est 20111 et après l’Oulipo, Céline, les recherches formelles des années 1970 et les rejetons plus matures qui ont éclos par la suite, et nous en oublions à l’appel qui viendront d’eux-mêmes à l’esprit du lecteur de passage (oui, vous !), ça n’a rien qui tienne à l’estomac. C’est même bien en deçà.

Le ‘nous’ eût été justifié si Otsuka avait décrit une génération, par exemple, comme Musset le fait si bien au début de la Confession d’un enfant du siècle. Par exemple, nous, tous, hommes, femmes de toutes conditions et nés avant 1988 environ, avons connu un monde sans Internet, un monde où nous recevions du courrier papier, où nous n’avions pas de téléphone portable, un monde qui nous fait rire lorsque Fabrice Eboué l’évoque dans le sketch du “petit branleur de 20 ans” et qui nous touche tous, parce que c’était notre lot commun. Un ‘nous’ aurait pu fonctionner pour un petit groupe, mettons une petite troupe perdue en Bolivie et qui vit la même galère dans la jungle a tenter une révolution impossible avec trois escopettes et aucun soutien populaire.

Or, ici, non seulement il n’est pas justifié mais il est carrément sophistique puisqu’il change de sens en cours de route et n’est jamais juste. En effet, ‘nous’ ce sont donc d’abord les Japonaises du bateau sur lequel le lecteur embarque au début du texte, puis les Japonais vivant aux EUA dès lors que les maris y ont été intégrés et les enfants apparus. ‘Nous’ n’est plus une communauté de destin en mouvement vers une terre inconnue, mais une opposition statique et ancrée dans un territoire où ‘Japonais’ sont opposés aux “Blancs”, dont on sent bien que ce regroupement sommaire est faux lui aussi puisque parmi ces Blancs, dans cette terre d’immigration, que fait-on des Italiens, des Allemands ou des Chicanos qu’on évoque un peu à la sauvette ? Cette opposition latente Blancs = Riches vs. Nous, révèle toute sa pauvreté heuristique lorsqu’on évoque les haines tenaces entre communautés asiatiques des différents pays, – sinon Japonais des différentes îles – ou lorsqu’on se dit que les Noirs sont peu présents dans ce panel communautaire. On ne sait même pas trop comment ils accueillent collectivement2 les Japonais(es) : « Youpi, des nouveaux pauvres qui viennent prendre les coups à notre place, on va les mettre à notre place en bas de l’échelle sociale et monter d’un cran ! » ou « oh me’de l’armée de ‘ése’ve du capitalisme qui vient fai’e baisser les salai’es, con(ne)s de Japs ! »

Donc on ne sait pas trop quelles catégories appliquer, cela flotte, Blancs ne voulant rien dire. Qu’on ne nous dise pas que ce sont les catégorisations malhabiles des Japonaises qui arrivent, c’est impossible puisqu’elles voient bien que même les ‘Européens’, ça ne voudrait rien dire, chaque origine nationale étant marquée, exactement comme aucune origine nationale asiatique ne disparait sur le Nouveau Monde.

Idem lorsqu’avec la guerre entre les EUA et le Japon, le ‘Nous’ bascule et devient la voix de la communauté villageoise qui reste sur place, les Japonais ayant « disparu ». On apprend à cette occasion, presque en douce, que ces Japonais martyrisés, exploités et opprimés par les migrants arrivés plus anciennement, avaient parfois, 23 ans après le bateau du premier ‘Nous’ exclusivement féminin, des échoppes, des hôtels, qu’ils s’étaient tout à fait intégrés, mais – dommage ! – on a oublié de nous parler de ces réussites et de la capacité intégratrice de la société nord-américaine ! Quelle étourdie, la Julie ! Au contraire, il faut se servir de cette belle intégration pour mieux souligner comment le ‘nous’ des Américains bienpensants (blancs ?) qui ont laissé déporter les Japonais, qui les ont déracinés, spoliés ou rejetés, sont méchants ou lâches !3

[Ici tu peux te frapper toi aussi Homme Blanc Européen repentant sur les places publiques, en solidarités avec les salauds américains, ne te gêne pas si tu en ressens le besoin !] Et il faut le faire lâchement sans même se dire que ce sentiment-même de honte, ces souvenirs d’une vie en commun avec les ‘Japonais’, ces amitiés tissées par la communauté honteuse du ‘Nous’ qui est resté, cette présence normale dans la vie économique ou à l’école, contredit en acte cette partition communautaire, sinon communautariste, que le nouveau ‘Nous’ est censé montrer, là où, pour le coup, le ‘Ils’ des Japonais prend tout son sens puisqu’ils sont écartés tous, collectivement, au nom d’une même origine nationale (ethnique ?). Bref, rien ne tient dans l’usage otsukien des pronoms personnels, pas sûr que les Bienpensants qui ont encensé L’art français de la guerre de Jenni, en 2011, se rendent compte en 2012 (une fois traduit) que l’auteure verse précisément, comme un cas d’école, comme une caricature offerte à Jenni, dans le délit de séparation Nous / Eux basé sur la couleur et qu’elle le fait si mal, de surcroît, qu’en philosophie un Socrate transformerait cette madame en nems intellectuels4 en deux questions seulement. Si un raciste-fasciste le fait il faut le dénoncer et Jenni jape ! ; si une Américaine d’origine japonaise le fait, même si ce n’est qu’un procédé artificiel et qu’elle n’est pas vraiment raciste-communautariste, il faut applaudir ! Tu as compris la dialectique, lecteur français fils de colonisateur méchant, Occidental égoïste et consumériste ? [Allez frappe-toi encore, on te regarde, c’est bien ! Aie l’air plus triste !]

Certes, diras-tu5, tout n’est pas dans le procédé. L’histoire initiale de ces mariées expatriées demeure intéressante en elle-même, et puis ce sont des femmes (victimes), japonaises (victimes2) et exploitées chez l’impérialiste Oncle Sam (victimes3 !), donc tout ça est propice à créer un émois bien dans l’air du temps. Dommage que les Pin’s soient passés de mode, on aurait pu mouler des « J’ai aimé Otsuka » pour que ceux qui sont contre le SIDA, les Indignés du petit matin ou les Charlie ostentatoires, puissent brocarder une fois de plus un certificat de Bonne Citoyenneté. Pourtant, la froideur du style et le coulis énumératif sont tels que l'(in)forme romanesque n’apporte rien. Au contraire, ici le sujet est gâché. Avec un bon article journalistique ou un essai, on aurait eu des chiffres, une analyse sociologique, un panorama plus large sur la période historique et la langue n’aurait pas eu à rougir de celle qui nous est proposée. Pauline Bilot, par exemple, écrivent très bien l’exode des Allemandes au Chili à la fin du XIXème siècle. Victor Hugo aussi savaient faire ça, étant toujours un peu au-delà de son histoire pour la réinscrire dans l’Histoire. Qu’Otsuka essayent de les imiter, la prochaine fois.

Pour notre part, nous oublierons ce livre aussi vite que nous l’avons entendu.

Certains d’entre nous, les lecteurs, trouveront que ce ‘nous’ est usurpé. Soit.
Nous dirons donc : ceux d’entre nous qui ont du goût ou qui lisent et jugent un texte pour lui-même et non pour les bons sentiments qu’il leur permet d’afficher, l’oublieront.

Les autres seront condamnés à l’avoir aimé.

Bien fait pour eux !

Bande-son

Morcheeba – “The Sea”

Notes

  1. A la publication du livre. ↩︎
  2. Les Africains, eux, pour le coup, pouvaient dire ‘Nous’ puisqu’ils étaient mélangés sans aucune distinction d’origine en Afrique noire, et il semblerait, vu la lutte qu’ils durent mener dans les années 60-70 contre la ségrégation, que les règles pour les Japonais aient été plus cool que pour ceux-là. Cela dit on n’en sait rien puisque nous n’avons pas affaire à un livre sérieux mais à un tire-émotion qui foisonne dans la superficialité. ↩︎
  3. Tout lecteur de Jean-François Revel aura reconnu le bon vieux anti-américanisme primaire qui fonctionne à merveille depuis les années 1950. Soixante ans que la ficelle tient ! La paresse intellectuelle fait dans le développement durable et sans aucune obsolescence programmée, non ? ↩︎
  4. En sushis ? Oui, oh, Chinois, Japonais, pareil, ce sont des Jaunes, non ? ↩︎
  5. Oui, je te tutoie désormais, lecteur, cela fait trois minutes que tu me lis on est amis ! Un glissement a été opéré sans que tu ne t’en aperçoives. ↩︎

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