« Cette méfiance vis-a-vis de la beauté était une espèce de lèpre morale dont nos esprits étaient infectés »

Victoire et Laurent, le plus beau couple de La Cause, soit dit en passant. C’est elle, là-bas, tu vois, avec cet air Fanny Ardant ? Ils avaient fait la une des journaux quand ils avaient été arrêtés, enfin peut-être pas la une, mais de grandes photos tout de même dans les pages intérieures de Nord-Eclair et de La Voix du Nord, aujourd’hui à leur sortie de taule on leur proposerait des contrats dans la mode, la pub, la télé… Leur beauté avait quelque chose qui gênait certains de nos camarades. Tu trouves cela étrange ? Tu as raison, Marie, c’est étrange, et même assez monstrueux, mais cette méfiance vis-a-vis de la beauté, prélude à la haine de la beauté, était une espèce de lèpre morale dont nos esprits étaient infectés. Et pourquoi ? Eh bien même maintenant, tant d’années après, je ne sais pas bien l’expliquer. Peut-être tout simplement parce qu’elle résiste, la beauté, à cette terrible volonté de nivellement que nous avions ? Parce qu’elle est le contraire, ce qui distingue, ce qui est injustement donné aux uns, et refusé à la plupart ? Mais là, il s’agit de la beauté humaine, tandis que nous méprisions aussi beauté d’une église de campagne, qui n’est donnée ni refusée à personne en particulier, celle d’un ciel de nuages, celle des toits d’une ville – nous n’étions pas comme Victor Serge, nous, on n’aurait pas été émus par le spectacle de Petrograd dans la nuit verte (j’ai vu ça depuis, cette nuit d’opaline sur la Neva, les canaux, les aigrettes d’or) : et c’est ça qui ne va pas. Qui n’allait pas. Et la beauté de l’art, n’en parlons pas. Nous la détestions sans la connaitre. La beauté fait dérailler, divaguer, et nous ce que nous aimions c’était « les masses », comme on disait. Pas l’exception. Et puis, il y avait une sorte d’assez dégoutante sacralisation du malheur. Pendant les quelques mois où tu as vécu avec Chloé, te souviens-tu (quelques mois, le temps qu’elle ne supporte plus tes conneries), tu étais gêné par quelque chose d’éclatant en elle qui te paraissait contraire à… à quoi, tartufe ? A la bienséance, c’est à la bienséante modestie. Un militant ne pouvait avoir pour amie une fille sur qui les autres se retournaient. Tu n’étais pas loin de penser que sa séduction était satanique, hein ? Hein, taliban ? Elle débutait une carrière de mannequin que la politique d’abord, et surtout la drogue et l’alcool, plus tard, briseraient net : cette profession aussi te gênait (maintenant tu aimerais bien, hein, vieux tripoteur ?). Tu craignais, pauvre type, que Gédéon n’y trouve à redire. Pendant le peu de temps que vous avez vécu ensemble, tu tenais tellement à ce que votre liaison, comme une faute, reste secrète, que par exemple tu ne sortais pas en sa compagnie d’une « réu », non, tu lui chuchotais un rendez-vous à l’angle d’une rue, deux cents mètres plus loin. Quel rat ! Ce souvenir te fait honte, comme te ferait honte le symétrique, si tu avais cherché à l’exhiber partout avec la ridicule vanité d’un petit mâle.

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