De l’héroïsme à l’ère du principe de précaution

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Ecoute, dis-tu à la fille de Treize : tu vas voir à quel point je suis ringard. Ce que je crois, c’est qu’on a été la dernière génération à rêver d’héroïsme. Maintenant ça parait ridicule, ça vous parait bon pour des cloches, et a vrai dire vous ne voyez même plus ce que ça veut dire, je sais. Mais le monde n’a pas toujours été si ennemi du romantique. Le monde n’a pas toujours été si cynique, si malin. Si averti, ricaneur, « on ne me la fait pas »… Auparavant, les jeunes gens avaient volontiers ce genre d’imagination. Il fallait que la vie soit épique, sinon à quoi bon ? Il fallait côtoyer les gouffres, affronter le mystère. C’est un vieux désir humain, il y a tout un tas de mythes et de poèmes qui racontent ça. Se mesurer aux dieux, aux monstres, découvrir des terres insoupçonnées, explorer cette région inconnue qu’on est soi-même devant la mort. L’Iliade et L’Odyssée, quoi. Depuis deux mille ans, pas mal de jeunes gens ont rêvé d’être Achille, ou Hector, ou Ulysse. Et contrairement à ce qu’on croit à présent ce désir pouvait très bien se conjuguer avec celui d’écrire, de penser. Même, il arrivait que l’un aille difficilement sans l’autre. Il y avait une commune racine de rejet de la monotonie. Il y a eu des poètes, des romanciers, des philosophes soldats, agents secrets, et ça n’était pas les plus minables, tu sais. Sans remonter jusqu’à Cervantes et Camões, Faulkner qui n’était quand même pas, parmi les écrivains du siècle, le plus ballot, le moins profond, Faulkner a été terriblement déçu que l’armistice de novembre 1918 l’empêche d’aller faire le moderne chevalier dans les ciels d’Europe. C’est comme ça. Et Hemingway, plus rapide, avait filé sans hésiter vers les champs de bataille. Cendrars n’est plus très à la mode, ça n’empêche qu’il a inventé la poésie française moderne avec Apollinaire, et était légionnaire, engagé volontaire. Et Apollinaire, on pourrait en parler aussi… Je sais que vous êtes tous pacifistes, à présent. Et moi aussi, si tu veux que je te dise que c’est plus agréable de vivre en paix. Et eux aussi, ceux qui ont connu la guerre et qui y ont sur vécu, ils le disent. Mais voilà, on n’écrit pas avec ce qui est agréable, on ne pense pas avec ça. On écrit, on pense avec ce qui blesse, ce qui tue. Et même c’est avec ça qu’on vit vraiment. Pas avec le « principe de précaution ». Ecrire (ou peindre, etc.) n’est pas intrinsèquement philanthropique. Progressiste, encore moins. Un grand écrivain vert, tiens, j’aimerais voir ça. Et même un grand peintre. Bon, alors la Révolution ça a été la dernière épopée occidentale, après quoi tout le monde est allé se coucher. La Révolution, à présent, c’est devenu un gadget, une pacotille bourgeoise.

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