Les heures souterraines – Delphine de Vigan : (1/2) Pourquoi du point de vue littéraire ce livre est nul

La chanson “Ultra-moderne solitude” d’Alain Souchon est triste mais chantante et dure 4:06. L’album éponyme dure une demi-heure de plus (soit, nous aurait précisé Delphine de Vigan, 34:06), c’est-à-dire qu’on peut l’apprécier onze fois dans le même temps qu’il faut pour s’infliger les six de ces Heures souterraines, plates et chiantes. Arrivé bout à bout à la fin de ce chemin de croix en version audio, une question me taraude, une interrogation me turlupine, une chose m’intrigue : par quelle arrogance cette dame s’est dit  que ce texte valait qu’on lui consacre tout ce temps de notre vie ? Par quelle manque de lucidité (ou quel mépris de ses clients) son éditeur l’a suivi là-dedans ?

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Pourtant, au fond, que dit-elle de plus profond qu’Alain Souchon qui, lui, le fait avec talent ? Rien. La graphomane nous décrit la vie à Paris, sa grisaille, les ridicules de la vie moderne, la lassitude de masse, la non-concordance des corps, des temps, des envies, avec une pseudo-précision que nous qualifierons de précieuse si nous n’étions pas à la recherche de la vérité, celle-ci nous conduisant à la nommer plutôt pour ce qu’elle est : du remplissage superficiel, du rallongement de sauce, du rempaillage de vacuité, du tournicotage autour du pot. Voire une recherche ratée de trouver un rythme d’écriture si nous étions un peu naïfs. En effet, cette dernière n’est qu’une énième écriture blanche, copie de la copie de la copie de textes déjà subis auparavant, eux-mêmes ombres d’un Céline ou ersatz  d’existentialisme qui croient qu’il suffit de regarder attentivement la racine d’un arbre ou de ne pas pleurer à la mort de sa maman pour que ça soit philosophique. Nous voilà ainsi condamnés, tels des collégiens de troisième en stage d’observation, à suivre deux humains urbains, un mâle et une femelle qui ont terriblement besoin l’un de l’autre et se ressemblent tant, mais ne se rencontreront pas puisque si dans un livre à l’eau de rose ou un film hollywoodien il y aurait eu un happy end, pour singer la grande littérature il faut que ça soit grave. Et pour que ça soit grave, il faut que ça termine mal. Que ça frôle l’issue réussie, que ça soit rageant, que ça soit frustrant, que ça soit dépitant. La ficelle était si grosse que jamais je n’ai cru à la rencontre des deux, une fois le premier ratage dans le métro. J’ai évidemment conscience que si les deux vies s’étaient réunies pour une fin heureuse, j’aurais écrit des mots comme “niaiserie” ou cité des gens comme Musso ou Lévy, sans savoir qui des deux hommes ou de madame de Vigan aurait plus à se vexer du rapprochement. Autant dire que dans ces cas-là, il vaut mieux écrire deux fins et laisser le lecteur choisir lui-même, voire terminer avec une fin ouverte pour que la lectrice décide elle-même si elle sera une midinette ou une ado revenue de tout à qui on la fait pas. Et puis de toute façon, le texte ne reposant pas tant sur la dynamique de l’intrigue que la description statique des étapes par lesquelles passent les personnages, cette deuxième étant ratée, malgré la prétention laborieusement affichée, la première ne peut sauver vraiment le tout. Que Chimène et Rodrigue se marient ou se meurent, si c’est Corneille, nous pleurons. Que Thibaut et Mathilde se connaissent ou pas, cela fait belle lurette, longtemps, un bon moment qu’on s’en fiche, qu’on s’en fout, qu’on s’enfonce dans l’ennui profond et sans étoiles1.

Et donc nous voilà à ‘découvrir’ que Paris pue, que c’est moins ensoleillé que Marseille, que les gens y ont des vies machinales (j’ai souris plusieurs fois tant les images étaient attendues et dignes de n’importe quelle prose lycéenne), que tout être humain qui se respecte ne doit pas prendre le métro aux heures de pointe, que le monde de l’entreprise peut être cruel2 (comme la famille, le couple, la communauté close a priori sympatoche, le monde associatif, l’amitié… partout où il y a de l’humain, quoi !), qu’on est anonyme dans les grandes villes, isolé3, ad nauseam. Pour sûr, on sait que « les cadors on les trouvent aux belles places, nickel », qu’on a tous besoin de quelqu’un pour quand on sera K.O., que beaucoup de gens peuvent chanter « j’attends quelqu’un », etc. Toutes ces évidences ne valaient rien de plus long qu’une nouvelle à défaut de savoir écrire des chansons4. Difficile en tout cas de penser que ces froides descriptions de la vie parisienne peuvent gagner le statut de texte littéraire, même en lui accolant l’étiquette de “réaliste”.

Et ce d’autant plus que l’aspect mécanique de la répétition est pesant. Peut-être un hommage à la synonymie (sinon au pléonasme) trop discret pour être apprécié et qui devient une sorte de collections de propos « pour les nuls » en pire ? Ainsi j’ai eu souvent parfois beaucoup le sentiment d’entendre un L’existentialisme de supermarché pour les bac-5, un Allumer un ordinateur sous Windows NT pour les ménagères provinciales de moins de 50 ans, un Le harcèlement moral dans le monde du travail pour les crétins, un La dépression pour un lectorat pas fute-fute ou un La psychologie des foules pour les footballeurs professionnels nés dans les années 90, etc.…

En matière de prose superfétatoire on pourrait citer tout le texte. Ayant de la bienveillance pour mon prochain, voici simplement quelques carottes découpées au hasard : à un moment Mathilde « elle traine. Elle n’a plus d’énergie. Elle plie ». Ou elle va « s’extraire du flot, du mouvement, capituler ». Elle se voit comme « un déchet, un résidu. » Thibaut est arrêté dans sa voiture. De Vigan nous explique derechef : « c’est bouché, bloqué, paralysé ». Il y a des riens affublés d’un « zéro », puis d’« un ensemble vide ». D’autres fois, pour expliquer aux imbéciles qui n’auraient pas compris qu’« elle s’en fout », l’auteure s’empresse de rajouter aussitôt : « elle n’en a rien à foutre ». A chaque fois qu’un terme aurait pu ne pas être assimilé, un autre vient l’accompagner, le seconder sinon le terciser sans rien n’apporter de plus. A chaque fois qu’on trouve une formule, une autre, avec le même sens, se surajoute vainement, pour rien, comme une séance de rattrapage. Idem pour la construction des phrases et cette multiplication des reprises anaphoriques : (aupar)avant elle …ci, (aupar)avant elle …ça, (aupar)avant elle …tout ça ; et maintenant, elle …ceci, maintenant, elle …ça-là, maintenant …tout ceci.

— Vous avez compris, les idiots ? Ça veut dire que ça a c-h-a-n-g-é !
— Aaaah… ce n’est pas comme au début ! D’accord, Madame !

En supprimant le superflu, le redondant, l’inutile, on pourrait diminuer la taille du texte (donc le temps d’écoute à entendre le texte) de moitié, peut-être même de 50%. A moins que Delphine de Vigan ait voulu, en 2009, faire œuvre pédagogique en préparant la littérature à l’arrivée d’un lectorat élevé aux Télétubbies5, ce qui expliquerait la lenteur, les répétitions et la surexplicitation de certaines évidences manifestes. Tout en parlant de sexe, en utilisant des gros mots et en évoquant la tristesse sans gros câlins parce que c’est ça le monde des adultes et il faut bien que même les abrutis le comprennent. Et en jetant “psittacisme” comme une touffe de cheveux sale dans la soupe tiède, pour que le lecteur ait appris un mot de tout ça, au pire.

Bon, moi, j’ai eu la patience, la bêtise, l’entêtement de terminer le récit parallèle de ces deux vies asymptotiques. A posteriori j’aurais préféré me contenter de chanter avec Souchon que « la vie ne vaut rien », que nous sommes des « foules sentimentales », et ignorer la nullité de ce texte pour préférer louer « la beauté d’Ava Gardner ». J’en ressors tout de même encore plus amoureux de la chanson française, elle qui sait exprimer en quelques minutes ce que d’autres ne savent pas approfondir en 6×1 heure, 1+1+1+1+1+1 heures, voire 1+1+1+2*3 heures !

***

Voilà, une fois que tout cela est dit, il reste à faire un pas de plus et d’analyser plus en profondeur, en prenant plus de recul, à quoi sert ce type de texte (on aura oublié celui-ci bientôt, il n’en restera que la tourbe de cette littérature glauque) en considérant pourquoi, du point de vue du système, ce livre est parfait !

Bande sonore de la critique : « Ultra-moderne solitude » d’Alain Souchon

Photo d’entête : “down the subway” par Nicolas Alejandro

Notes

  1. Attention lecteur deviganisé, il y a ici un jeu de mots. J’ai failli m’autoriser un autre petit jeu avec Corneille et “bailler” et “bayer aux corneilles” mais je n’ai voulu violenter le cerveau de personne.
  2. Il y a tout de même une contradiction dans l’histoire de la mise au placard de Mathilde. L’auteure décrit l’entreprise comme une machine froide maximisatrice, un monstre de rationalité extorquant tout ce qu’elle peut de performance. Pourtant Mathilde reste 8 mois payée 3000 € à ne rien faire sans que personne ne s’en rende compte ou ne s’en soucie, ce qui colle mal avec le premier caractère donné à l’entreprise. Ainsi l’entreprise est le lieu d’une super-rationalité déshumanisante et viciée par une humanité trop humaine, foyer de rapports de dominations, de pouvoir, d’humiliations, bref de l’infrationnel. Jamais de Vigan n’essaye d’expliquer cette contradiction ou de développer une esquisse d’explication sociologique qui apporterait une dialectique résorbant la contradiction…
  3. Notons, là encore, que l’auteure a une vision très femme de 50 ans de la vie dans les métropoles. Tout comme les pigeons se sont adaptés à cette vie citadine au point de devenir de gros poulets sans gêne qui vous passent entre les jambes, voire viennent picorer sur votre table, homo urbanus a développé une sociabilité nouvelle, rapide, grâce aux sites de rencontres amoureux, purement sexuels ou amicaux. Le romantisme de Thibaut parait bien provincial et le veuvage de Mathilde paraît très XXe siècle, de Vigan dessinant des personnages correspondants à son univers mental, incapable de penser qu’il est déjà un peu anachronique si ses personnages ont une trentaine d’années. De même, de Vigan réfléchit la ville du XXIème siècle à l’aune de sa mentalité du XXe siècle et ne semble jamais imaginer que l’humanité née avec Internet et dans les grandes villes ne connaît sans doute pas les hiatus psychologiques qu’elle décrit. Certes son Thibaut, venu de province et devenu médecin humaniste, est tout à fait crédible, mais sa Mathilde ne l’est pas trop. Si c’est une cadre dynamique, rester huit ans dans le même poste de la même entreprise parait peu probable. De même lorsqu’elle sent que sa position auprès de son supérieur hiérarchique bascule, elle réagit comme une prolétaire d’un bassin minier de Lorraine s’accrochant défensivement à son emploi et non comme une Parisienne pro-active qui réseaute, s’inscrit sur 15000 sites de recrutement et balance son CV où elle peut pour rebondir, sachant qu’elle le pourra. De Vigan voit le monde à l’aune d’une vision assez gauche CGT ou PS “frondeuse”, et semble ne pas comprendre la gauche Macron, la flexibilité heureuse et choisie. Sans vouloir adopter une vision progressiste ou dessiner des échelles de valeurs, de Vigan me paraît juste datée dans sa façon de voir le monde social. L’aspect toujours assez autobiographique de son œuvre me laisse penser qu’elle n’arrive pas à aller au-delà d’elle-même et de sa vision générationnelle. Nous n’avons pas le même âge, mais je suis plus proche d’elle que d’un jeune de vingt ans. Nous autres qui avons été jeunes dans les années 80 ou 90 n’avons pas le même rapport au monde que nos ainés qui l’ont été dans les années 70. Des textes de cette époque peuvent nous paraître d’une pédophilie révoltante ; les mœurs étaient différents des nôtres. La banalisation de la pornographie ou des mœurs durs (généralisation de la culture de la vanne et de l’humiliation, narcissisme et exhibitionnisme, qui précède ou suit des phénomènes comme la télé-réalité ou le succès d’émissions racoleuses comme celles de Cyril Hanouna), nous sont étrangers. Il faut être capable de reconnaître ces différences, de comprendre comment à chaque problème, les êtres humains inventent des solutions, de penser l’Autre. Je ne vois pas Delphine de Vigan capable d’écrire autre chose que des personnages qui lui ressemblent,  je ne la vois pas très bonne romancière, ni sociologue…
  4. Dans l’interview qu’elle accorde à la fin du texte audio, Delphine de Vigan avoue qu’elle écrit faute de savoir jouer de la musique. On sous-estime le mal que l’inculture musicale fait à la littérature. Ainsi tout une tripotée de paresseux se réfugie dans l’écrit puisque c’est un outil qu’on utilise au quotidien là où il est plus difficile de savoir jouer d’un instrument ou de connaître le solfège. Plus habiles, ils s’exprimeraient en notes, nuances et rythmes grâce auxquels ils diraient bien plus qu’avec leurs mots.
  5. La série est diffusée dès 1998 en France. Ces gens-là sont en âge de lire et de voter, maintenant. Daech me fait moins peur qu’eux…