Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor

Tout d’abord, ce texte de 60 pages1 est une nouvelle épistolaire entre deux galéristes – un Juif Nord-Américain et Allemand retourné au pays en 1932 après avoir passé plus d’une décennie aux EUA – et non pas un roman2. C’eût été un roman, on aurait fait remarquer que l’Allemand change trop vite de point de vue politique, qu’il est trop caricatural et qu’il aurait été bien plus intéressant de lui laisser défendre de manière plus intelligente le national-socialisme alors en train d’être mis en place dans son pays, d’attaquer la démocratie libérale nord-américaine qu’il a connue les années précédentes ou d’expliciter un peu ce qu’il reproche aux Juifs en tant que peuple et/ou race. Sans doute cela aurait même changé la nature de l’œuvre basculant du genre littéraire vers la philosophie politique pure.

Or, c’est une nouvelle et le texte est donc entièrement rivé sur la chute, qui est terriblement efficace et bien pensée. Il serait donc injuste de lui reprocher sa progression trop rapide ou son manque de profondeur psychologique des personnages. On peut ne pas trop aimer les nouvelles, comme c’est mon cas, non pas lui faire grief de n’être que ce qu’elle peut être ; et dans le genre, je ne sais pas si c’est parfait, mais c’est très bon.

[Attention, ce qui suit divulgâche…]

De plus, alors qu’on s’attend à un énième morceau de pleurniche victimaire devant lequel il faut absolument verser une larme ou jurer ses grands dieux que « plus jamais ça » sous peine d’être convoqué par le principal du collège ou fiché par la police secrète de la démocratie progressiste qui-met-en-prison-les-opposants et à l’amende tous ceux qui ne pensent pas bien, le texte en prend le contrepied : on s’attend à la pauvre Anne Frank obligée d’écrire au bic ses malheurs, on a Vladimir Jabontisky ; on croit à la sempiternelle guimauve sur les malheurs du Peuple Elu, on a la Torah et le génocide décomplexé des Cananéens ou d’Amalek ; on s’attend aux violons d’Auschwitz, on a le bruit des os brisés de la colonie de Palestine occupée dite Israël. Et ça alors qu’en 1938 l’auteure ne peut évidemment pas connaître la farce de Nuremberg, ni savoir ce qui va se passer en 1947, et ne peut pas prophétiser l’étendue de la vengeance juive sur l’Europe et le Moyen-Orient… Même si c’est involontaire, même si l’auteure voulait simplement mettre en scène de manière littéraire une vengeance, philosophiquement c’est bougrement plus fin que ce qu’elle pensait sans doute faire alors…

Le Juif est donc ici, enfin surtout sa sœur, une victime et l’Allemand un salaud ; le Juif devient un vengeur et fait de l’Allemand une victime ; l’Allemand avait commencé, mais le Juif n’avait-il pas une autre sœur mariée à un banquier qui a détruit et pillé l’Allemagne ? Qui a commencé ? Si toute victime peut aussi être un bourreau, qu’est-elle finalement ? Une victime n’est-elle qu’un bourreau en état d’impuissance momentanée ? L’humain est-il un fieffé menteur qui se plaint en attendant simplement son heure, quand il n’a pas actuellement la possibilité d’être un beau connard ? Vaut-il mieux subir l’injustice que de la commettre ou Socrate, tel que le fait parler Platon3, est-il un idiot ?

Vous avez quatre heures.

B.O.B.

Lio – Fallait Pas Commencer

Notes

  1. Dans l’édition des éditions Littératures autrement du moins, version que j’ai lue.
  2. Même s’il est bien noté de manière mensongère “roman” sur la couverture de cette édition.
  3. Dans le Gorgias, 473b-474a.