Antoni Astugalpi

Médiateur de mots, sapeur du son, suceur de sens et dresseur d'idées (en gros)

Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates [2008] de M.A. Shaffer et A. Barrows

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Chère Mère,

Je me souviens de la moue peu enthousiaste suivie d’un ‘pfff’ éloquent, avec lesquels tu m’avais répondu lorsque je te demandai si ce livre au nom si long et original, et qui était dans les rayonnages de ta bibliothèque, méritait d’être lu. Je viens de terminer de l’écouter en texte audio, là au fond de ma retraite à Brocéliande, après l’avoir copié sur ordinateur grâce à la bibliothèque de C*, où figure-toi qu’ils ont recruté une petite nouvelle, au regard triste et mystérieux, qui semble plus préoccupée, contrairement à ses collègues, par les livres que par ses congés payés !

Je suis heureux en tout cas de constater que, si ton seuil de tolérance à la mièvrerie est plus bas que le mien, notre jugement coïncide ici. Si je peux me permettre, contrairement à tes bourgeoises à bagouzes de copines, celles qui se caressent le chaton (« mais il est telleeement mignon, le chaton, à sa maman ! ») dans leur salon littéraire parce qu’elles lisent de tout, qu’elles dévorent tout ce qu’elles ont entre les mains, ce qui, pensent-elles en se le racontant, les qualifient comme éclectiques membres d’une certaine élite culturelle, alors que
1) c’est filtrer qui témoigne du respect qu’on a pour son cerveau, et
2) la supériorité intrinsèque de la chose imprimée sur la chose vue n’est qu’un préjugé arriviste ou un habitus anachronique maintenu en vie par une pseudo-aristocratie d’arrière-garde (dès lors que la diffusion des textes en livre de poche et la démocratisation de la culture est vieux maintenant), et ce d’autant plus que vu ce qu’elles lisent, elle pourraient aussi le voir dans leur télévision ;

bref, même si je fais des phrases sans queues ni têtes (comme tes copines) pour faire travailler ta mémoire à court terme, toi tu ne leur ressembles pas ! Ne change rien !

Sur certains sites comme Babelio, la plaie ce sont les gens qui ignorent que nous savons lire une quatrième de couverture et se croient obligés – quand bien même cela a déjà été fait 538 fois avant eux – de nous dire que cet échange épistolaire conte comment Juliet Ashton, une romancière à la recherche d’inspiration pour son prochain livre (original comme sujet !), se met à correspondre avec un mystérieux cercle littéraire de Guernesey créé pendant la 2ème Guerre Mondiale. Ce qui lui permettra de partir à la découverte de gentils insulaires aux valeurs plus pures que les citadins corrompus1, de trouver une fille adoptive, l’amour et de s’installer dans la maison (ou l’éloge du coucou) d’une alter-ego morte à Ravensbrück (le petit zeste de larmes salées dans cette soupe au marshmallow, la caution shoatique pour que ça chiale dans les chaumières et que la tragédie qualifie la fadaise en ouvrage sérieux et responsable).

Quant à moi, ça va, je te remercie. Je me fais peu à peu au décès de Sylvia, là sur les terres qu’elle a chéries intimement et qui représentaient tant pour elle. C’est ici que nous nous étions connus et c’est ici que je devais sceller notre dernier adieu. Elle me manquera cruellement pour gérer le domaine de Saint André-Girac, et je ne sais pas si les employés de maison accepteront que je la remplace dans cette vie quotidienne où elle excellait. Eux aussi ont perdu un membre de la famille, dans cette terrible maladie contractée en Afrique où elle sauvait les enfants, luttait contre les politiciens mafieux, le réchauffement climatique et les multinationales, ce que je ne pourrai te raconter que plus tard, tant le foyer de douleur est encore trop vif en moi.
Peut-être, d’ailleurs, vais-je tout céder à Antoine qui a toujours plus de sens pratique que moi – Albatros mal habitué à la terre ferme – et qui saura, comme un vrai héritier de Père, continuer à en faire le Paradis d’abondance qu’il a toujours été. Pendant que moi je partirais faire le tour du monde afin de découvrir dans chaque pays que je croiserais, une parcelle de la beauté du sourire de Sylvia. Je n’ai que faire de l’argent, j’ai compris désormais qu’il ne faisait pas le bonheur et qu’il fallait vivre chaque jour comme le dernier. Je lui dois de vivre et d’être heureux pour que résonnent en moi les rires qu’elle a semés dans le jardin secret de mon être ! Je me dois de remercier la vie de m’avoir donné une épouse telle qu’elle le fut et telle qu’elle le restera à jamais gravée dans mon âme comme un talisman d’amour éclairé du candélabre de notre entente passionnelle. Ma part du colibri consiste à rendre grâce au monde pour ce qu’il nous donne !

Je t’embrasse. Si je mets mon projet à exécution peut-être t’écrirai-je de Bali où je pourrai te décrire l’exotisme, la profonde pauvreté, la rencontre imprévisible des cultures entre les touristes et les gens de là-bas et où je trouverai peut-être celle qui partagera ma richesse – pas notre fortune familiale, Mère, mais la richesse de notre cœur !

Ton fils,
Julien

(Ne lisez pas la suite de cette ânerie puisqu’il tombe amoureux de la bibliothécaire, elle qui l’avait toujours aimé en secret, alors que lui n’avait jamais su que c’était elle la correspondante secrète de son adolescence… Il a tant voyagé et son bonheur était là, à portée de main, révélé par la confession d’une sylphide qui pourrait être la projection toltèque de feue son épouse !)

Note

  1. Ah! le mythe du bon sauvage s’opposant à l’Homme corrompu des villes, le gentil rat des champs plus libre et heureux que le rat des villes, le génial être humain qui est resté proche de la nature en ne sortant pas de l’état primitif face au vilain dégénéré de la métropole, comme ce filon est infiniment exploitable ! ↩︎

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