L’école du prolétariat / le Dirigeant de la Cause

olivier-rolin-tigre-en-papierGustave, ce qui le fascinait dans la bourgeoisie, c’étaient ses supposées turpitudes. TEE croyait que les bourgeois ressemblaient tous au baron de Rothschild, lui les voyait plutôt adonnés à une débauche, une fouterie permanentes. La bourgeoisie enflammait terriblement son imagination, la lutte des classes pour lui était un immense classé X. Alors quand une fille de mineurs avait été retrouvée tuée et violée dans un terrain vague, et qu’un juge un peu toqué, excité par la presse de caniveau, eut inculpé le plus gros pharmacien de l’endroit, Gustave avait senti son heure venue. Le sordide fait divers allait devenir un symbole de la lutte entre les opprimés et leurs oppresseurs. L’affaire avait multiplié en lui les ressources de cette « intelligence prolétarienne » à l’école de quoi il fallait se mettre. Il crépitait d’idées, ses yeux lançaient des éclairs, la salive lui barbotait entre les chicots pendant qu’il vous faisait part, au bureau politique, de ses spéculations. Le pharmacien vivait maritalement sans être marié, c’était bien une preuve, ça. Sa grue était une gouine, il l’avait entendu dire au bistro, de là à penser… Il avait entendu dire au bistro qu’elle portait des culottes de soie rouge et parfois, on n’allait pas croire… parfois pas de culotte du tout. Il avait appris par le garçon boucher qu’il arrivait au pharmacien de commander des steaks de 800 grammes. 800 grammes ! Il fallait nous faire un dessin, ou quoi ? Gédéon qui avait été le plus brillant des jeunes philosophes de l’Ecole, le disciple de ce vieux maitre dont le grand public n’apprendrait le nom que le jour où il étranglerait sa femme, Gédéon hochait gravement du chef. Parfois il demandait à Gustave de répéter, comme si sa pensée était trop complexe pour lui : pas de culotte du tout ? 800 grammes, vraiment ? Gédéon, caressant sa barbiche, observait un long silence afin de nous laisser méditer l’enseignement qui venait de nous être balancé, tel un steak sur le comptoir. Se mettre à l’école du prolétariat c’était comprendre concrètement, comme Gustave, ce qu’était l’ennemi de classe. La théorie, l’extorsion de la plus-value, tout ça c’était bien beau, mais ce qui comptait c’était la vie, et la vie c’était que la bourgeoisie ne portait pas de culotte et s’envoyait un petit kilo de viande à diner. Il se tournait vers Danton, qui n’osait trop manifester sa consternation : il faudrait faire un article la-dessus dans le journal, OK ? Dans le langage des larges masses françaises (c’était comme pour le Vietnam et pour tout). Danton bredouillait que oui, bien sûr, que ça serait fait. Tout ça dans un langage vivant, bien sûr. Cette mort. […] Qu’est-ce que je te disais ? Ah oui, j’y suis : l’école du prolétariat. On voulait bien s’y mettre, mais quand même il y avait des limites. Des fois où c’était difficile. La bande d’Issy, par exemple, quand ils étaient bien charges au Kiravi (ou bien au Préfontaines), il leur arrivait d’aller faire la chasse aux pédés dans les pissotières de la porte de Versailles. Parce qu’il y avait ça aussi, à l’époque : des pissotières. Des tasses. Des vespasiennes, le mot me revient, je l’avais oublié. Espèces de petits donjons de tôle ajourée, couleur wagon, à l’intérieur de quoi l’eau coulait sur des lames d’ardoise. Curieusement c’est la libéralisation des mœurs, ou libération, je ne sais plus comment on dit, qui a sonné le glas de ces utiles édicules. Encore une chose qui a disparu, comme les lames Gillette et les clous des passages cloutés, et l’Histoire. Et pas les B-52. En tout cas Reureu l’Hirsute, Pompabière, Mange-serrures et La Chiasse partaient de temps en temps en expédition, bien kiravisés, ou gévéorisés, ou kronenbourisés, ça dépendait, vers les tasses de la porte de Versailles. Les pédés, les pédros, comme on disait, on ne peut pas dire que notre tolérance à leur égard s’élevait bien au-dessus de l’intelligence moyenne de l’époque, mais de là à organiser contre eux des embuscades… On ne voyait pas, Treize et moi, pourquoi il aurait fallu se mettre à l’école de ça… Encore, nous, on voulait bien faire des efforts, essayer, mais ce qu’on avait du mal à admettre c’était que Gédéon lui aussi s’écrase devant ces rustiques. Fasse mine d’apprendre d’eux. Notre humilité volontaire, elle devait au moins être rachetée par la gloire de Gédéon. C’était en quelque sorte notre délégué dans l’incontestable. Nous, c’était une affaire entendue, on était des intellectuels bourgeois ou petits bourgeois (quoique… à vrai dire, dis-tu à la fille de Treize, cela me semblait un peu prétentieux de me prendre pour un intellectuel, quant à être un bourgeois… Nessim, d’accord, mais moi ?). Mais Gédéon s’était élevé de cette condition misérable jusqu’à celle de dirigeant. Or un dirigeant, aussi longtemps du moins qu’il restait dirigeant, échappait aux déterminations de classe. Lénine, Mao n’étaient pas des petits nobles, des paysans moyens de la couche supérieure : ils étaient des dirigeants, des « Grands Dirigeants », même, avec des majuscules. L’incarnation miraculeuse de l’Homme nouveau. La perfection des dirigeants était, pour l’homme ancien et corrompu, une raison d’espérer. Nous qui étions prêts à risquer notre peau en attaquant des convois de CRS, en cravatant des patrons, Gédéon nous rabrouait comme des cancres : mais ça c’était dans l’ordre, cette règle du désamour-propre, nous l’avions choisie. Ce qui n’était pas dans l’ordre c’était que lui, dont l’infaillibilité était comme la transmutation de notre imbécillité, s’abaisse à réfléchir aux 800 grammes de barbaque… aux sous-vêtements de soie rouge… (pp. 164-165 / 178-179)