Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig

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Il faut sans doute comprendre “la lettre d’une inconnue” comme celle d’une malade, se complaisant dans une obsession adolescente, presque érotomane, à aimer un voisin écrivain. Même avec une écoute ‘clinique’, je n’ai pas réussi à rentrer dans le texte à cause des outrances ridicules de la jeune fille, qui connaît chaque mot des romans de son bien-aimé, qui pense à lui chaque seconde de chaque minute de chaque heure de chaque jour de toute la vie entière jusqu’à ce que dix fois la mort les sépare (et encore elle aura du temps en Enfer pour penser à Lui), qui a cogité mille possibilités à leurs retrouvailles sauf qu’il ait pu oublier une insignifiante jeune voisine après deux ans sans la croiser vaguement dans les escaliers, qui s’est morfondue dix millions fois en pensant à lui, qui se serait damnée pour un milliard d’années pour être « l’ombre de [s]a main, l’ombre de [s]on chien »1, son esclave, « avec toute [s]a volonté », « avec tout [s]on être ». A vous attraper une hyperbolite carabinée.

Effectivement ce genre de prose qui confond profondeur et excès, ne doit pas être si loin de la réalité qu’on pourrait le croire à froid, et s’il y a des femmes pour tomber amoureuses de psychopathes, les écrivains doivent aussi recevoir leur petit lot de chaleurs incontrôlées étalées en pensant que l’emphase les rendra attendrissantes. Sans doute, même, en 1922, alors qu’il connait le succès, Zweig écrit-il avec quelques exemples précis à portée de main, si bien qu’il peut se dire qu’en faire des tonnes sera malgré tout dans le ton. Soit. Mais lorsqu’on est juste auditeur, qu’on n’a donc pas le petit chatouillement narcissique de se dire qu’une débauche de mièvrerie qui nous est adressée, c’est toujours mieux que le silence ou que des insultes, c’est vite lassant. Lorsqu’elle évoque son enfance, n’étant très captivé, je n’ai pas pu m’empêcher de penser au “plus bel amour de Don Juan” de Jules Barbey d’Aurevilly, qui avait plus de tendresse dans l’évocation des tourbillons fantaisistes des premiers émois enfantins. On devine ensuite assez facilement qui est le père du petit défunt et on attend juste de connaître par quelle invraisemblance il a pu entrer dans l’histoire et dans maman. Puis, plus la lettre avançait, plus j’ai vu se dessiner le visage que j’avais imaginé être celui de Costals dans Les jeunes filles de Henry de Montherlant. Et l’inconnue devenait dès lors, Andrée Hacquebaut, cette entêtée sans honneur qui, malgré les silences du mâle, s’abaisse à poursuivre l’écrivain de ses ardeurs épistolaires ; et avec qui il finit par avoir une relation sans relief, parce qu’elle y tient, comme pour la calmer (en vain).

Retourné dans cet univers et n’écoutant plus le texte de Zweig qu’avec détachement, lorsque la confession intime s’est terminée, je me suis demandé si elle mourrait, et comment, l’inconnue. Sa missive, était-elle la menace d’un suicide comme un appel au secours qui sera suivi de ‘mille’ autres ? Va-t-elle se laisser sombrer d’avoir perdu le fruit de tout-ce-qui-peut-compter-pour-elle-sur-toute-la-surface-du-globe-jusqu’à-son-dernier-souffle ? En tout cas nous n’avons pas eu d’autres témoignages de l’inconnue, pas de « cette fois-ci, je dis tout », « bon, allez, je te laisse une dernière chance de me répondre », ce qui, vu le profil psychologique de la jeune bavarde, n’eût pas manqué d’arriver si elle avait survécu. Elle a donc dû outretrépasser :
“Remember me, remember me, but ah! forget my fate.”

Bande originale de la Bulle

Renan Luce – La Lettre

Note

  1. Oh, Jacques, comment as-tu pu chanter ça ?