Nous redeviendrons paysans [1988] de Philippe Desbrosses

Dans les détails disons d’une part que la préface de l’abbé Pierre, une petite page qui ne dit rien, est ridicule. Tout cela pour mettre le nom bien visible sur la couverture, ce serait risible et grotesque si on ne prenait pas plaisir à retrouver le nom de ce valeureux catholique qu’un certain lobby voudrait faire disparaître de la mémoire collective malgré son travail sans répit pour les plus démunis.

D’autre part, la construction du texte aurait pu être revue puisqu’après des chapitres 2 et 3 interminables, on trouve des chapitres très courts et assez disproportionnés.

Sur le fond c’est très intéressant et très frustrant.

Frustrant : trouver un texte de 1988 et le lire en tâchant de considérer tout ce qu’il reste de vrai, ou toutes les prévisions qui ont été invalidés par le temps, se remettre dans l’horizon d’attente de l’auteur, avoir à chercher les données pour voir ce qui a évolué, c’est une chose. Avoir en main un livre de 2021 où seule la bibliographie a été mise à jour donne plusieurs fois envie d’arrêter la lecture. Pourquoi ne pas avoir pris la peine de rajouter des notes permettant au lecteur de savoir ce qu’il en fut de certaines affirmations ou de l’évolution de certaines tendances ?

Intéressant : en synthèse, tout le propos de Philippe Desbrosses est de montrer en quoi un abus de raison conduit à quelque chose de tout à fait déraisonnable, en témoignent les nombreux exemple où une rationalisation (apparente et à court terme) conduit à un effet pervers qu’il faut résoudre par une nouvelle mesure que causera elle aussi une effet pervers, ad lib. Sans qu’il cite jamais Hayek, tout ceci conduit à penser qu’un « cosmos » (un ordre spontané hérité d’une sélection établie en des millénaires d’années) est plus robuste qu’un ordre construit, sorti de la tête arrogante des ingénieurs. Lorsqu’il évoque de nombreuses fois, la fragilité des systèmes de monoculture appliquant à outrance la division internationale du travail, je n’ai pu m’empêcher de penser à la critique du cosmopolitisme et du commerce à trop grande échelle, faite par Karl Polanyi dans La Grande Transformation (1944), des années avant la PAC et le délire prométhéen de la CEE – qui a changé de nom mais duquel nous ne sommes pas encore sortis, seuls les Anglais ayant fait le pas de sauter du train fou en marche. Car il s’agit là non seulement de critiquer la logique court-termiste d’un système interdépendant très rationnel sur quelques années mais qui peut provoquer une catastrophe à la moindre anicroche avec effet domino, mais aussi la perte de qualité des produits, la qualité de travail et la destruction culturelle des pays embarqués dans cette aventure folle qui produisent à leur tour ces surcoûts sociaux et médicaux. Vu sur une échelle d’une ou deux générations, le bilan est totalement négatif, de sorte que même une personne ne considérant que l’aspect quantitatif en monnaie peut critiquer le modèle sans même faire appel à des notions sentimentales et qualitatives.

Enfin, du moins, si on suit une logique spontanéiste voulant que les ingénieurs sociaux, dans leur folie rationaliste – et l’emprise, très bien marquée, de l’industrie (secteur secondaire) sur l’agriculture (secteur primaire) – se trompent de bonne foi. Si la logique est volontaire, presque complotiste, visant à détruire tout ce qui peut l’être, en couplant avec des normes de plus en plus drastiques, afin de mettre dans la main de quelques grands groupes (et de leurs financiers) la production de denrées vitales afin de tenir les peuples, ces bêtises s’entendent différemment. Or, Philippe Desbrosses, s’il donne quelques exemples qui pourraient laisser incliner à cette interprétation des événements d’après-guerre, ne le fait pas. Au contraire, il montre – et là encore c’eût été intéressant d’actualiser via des notes son chapitre sur l’essor de la agriculture biologique qui semble vrai, mais surtout depuis les années 2010 – qu’une époque se tourne après les exigences de productivité agricole entre 1970 et 1990 et un retour à un modèle plus raisonnable. Du coup que penser avec cet horizon daté et toutes les questions que posent l’actualité et l’inactualité du texte à la fois. Que penser, dès lors, de ses « scénarios de l’apocalypse » (nom du chapitre 8), nous qui sommes là pour le lire – l’apocalypse n’a pas eu lieu trente ans après… – bien que tout ce qu’il dise paraisse d’une triste justesse ?

Enfin, si Philippe Desbrosses flirte avec des notions ésotériques qu’il ne désire pas approfondir ou qu’il tait dans ce livre, le plus important du livre étant de montrer la folie de l’agriculture industrielle, mondialisée et chimique tout en donnant des perspectives non-détaillées, mais cela n’est pas gênant. Un peu d’alchimie par là, de la biodynamie steinerienne, un peu de conservatisme bienvenu, il n’y a cependant rien de sectaire. Plus troublante est son acoquinement avec Arnold Kaufmann. En effet, quiconque voit rétrospectivement que ce qui a été fait avec les plantes et les animaux dans les années 1970-2010 est en train d’être élargi à l’homme, depuis la cybernétique balbutiante des années 1960-1970 au transhumaniste tapageur des années 2010-2020, lire ces idées de nouvelle ère et d’entrée dans le monde de Sapiens III (l’« homo deus » de Harari ?) paraît totalement contradictoire. Ou alors il aurait fallu expliquer comment l’être humain pourrait faire la synthèse dialectique entre un retour au « Kosmos » naturel et « taxis » de haute technologie. Il n’est pas sûr que l’auteur ait eu totalement conscience dans les années 1980 de cette contradiction, et sans doute eût-il été là encore intéressant de voir comment il pouvait articuler le spiritualisme d’un Guénon (qu’il cite une fois) ou de Rudolf Steiner et la technolâtrie gnostique, progressiste des chantres de l’ogéèmisation de l’Homme, après celle des plantes… Il y a là une tâche aveugle qui plane sur le livre et annule un peu sa partie plus positive.

Reste le constat alarmant pour nos territoires et notre santé. Et où en est-on malgré l’essor d’un retour à l’agriculture biologique ?