Quand souffle le vent du nord – Daniel Glattauer

C’était une idée un peu idiote d’adapter au théâtre un échange épistolaire, non ? On n’a pas besoin d’avoir devant soi deux acteurs, assis tous deux face au public, à un mètre l’un de l’autre et sans jamais se regarder, feignant d’être en train d’écrire. Que peut apporter la présence physique de ces deux corps, là où, à l’écrit, nous pourrions découvrir, un peu comme si nous en étions les destinataires, les courriels envoyés par ces deux personnes qui ne se connaissent pas ? L’écouter, par contre, en livre audio, pourrait être une expérience très intéressante puisque nous aurions le ton des deux personnes interprétant les textes et deux voix différentes. Il s’avère même que j’ai le livre audio, et qu’il ne me suffit que de cinq clics (ou deux secondes, ou 0,1% – en arrondissant large – de ma journée, peut-être même 0,001% de ma semaine, en tout cas moins de temps que pour écrire cette parenthèse inutile – CQFD) pour le lancer. Et je ne le fais pas. Parce qu’il faut dire qu’avant la représentation, nous avions revue une fille, un copain et moi, mais un bon copain, assez pour qu’on vienne deux années de suite ensemble au Festival d’Avignon. C’est surtout lui qui l’avait revue, non que je ne l’aie pas trouvée charmante, avec ses grands cheveux bouclés, son joli corps de femme fin et fourni en même temps, de beaux yeux, quelques infimes défauts physiques nommables et pour autant négligeables car petites touches d’un corps vivant, sans aucune arrogance dans ses gestes, non, vraiment, mignonne ! Si elle n’avait pas été très grande, comme lui, si donc elle n’était pas hors considération sexuelle pour moi, peut-être même que je n’aurais pas accepté la règle tacite du « premier qui l’a vu, 24h de droit de préemption », qu’on aurait fait les coqs, bombé le torse, deux hommes pathétiques, bref elle était belle. Elle avait été par lui abordée, numérodetéléphoneéchangabilisée, appelée, revue, un début d’embryon d’histoire, assez pour rêver et Dieu sait qu’il en a besoin, celui-ci, d’une femme à ses côtés qui l’aide dans ses projets et comme il serait heureux de l’aider à devenir actrice, et comme ce serait beau que ces deux grands échalas tombent amoureux. Mais elle avait surtout été perdue assez rapidement. Et donc revue de nouveau, un an après, dans la rue par hasard, tracts à la main, car, ça y est, elle était devenue actrice !

La pièce avait l’air intéressante, on a donc été.
On aurait été même si la pièce avait eu l’air nulle a priori, à vrai dire.
A vraiment dire vrai, on aurait a priori de l’a priori trouvé la pièce bien, même si elle avait eu l’air nulle a priori car on n’aurait plus trouvé la pièce nulle d’avoir été choisie par la fille qui faisait battre le cœur de cet ami (allez, quand on est susceptible de changer de point de vue sur une pièce pour ces raisons, on peut bien dire que c’était un “ami“)…
En gros, on y allait beaucoup pour elle et pour lui, pour qu’il puisse la revoir, lui parler, la flatter, qu’elle rougisse, qu’elle soit attendrie, qu’elle … jusqu’aux enfants et à la vie heureuse.1

La pièce était gentillette, touchante, simple, en fait. Je réponds maintenant à chaque fois à tous mes spams en me disant que peut-être derrière un courriel égaré, se cache une très belle femme comme celle que j’ai devant moi en train de jouer, mais format plus petit. Mais ce n’est pas seulement la scène que je regarde et cette histoire pas encore d’amour mais de quelque chose de l’ordre de la curiosité, du désir, de l’entente entre deux inconnus qui se tournent autour et se cherchent. C’est aussi mon meilleur ami (pris dans l’élan, hein ?), et ses braises lorsqu’il la regarde, à se dire que peut-être la rencontre sans beaucoup de suites de l’année dernière n’était que l’épilogue distant d’une vraie rencontre, cette année, et que l’histoire jouée sur scène était aussi en train de se jouer entre la scène et la salle, si seulement cette année elle n’était plus avec quelqu’un !, c’est cet échange-là, qui est alors pour moi le plus grand intérêt de tout ça, la tension dramatique de l’instant.

J’avais, donc, moi seul (alors que nous devions être dix spectateurs environ dans la salle), deux pièces dans la pièce du théâtre, et se déroulaient deux frustrations perpendiculaires entre trois inconnus, deux hommes tournés vers la même femme (vraiment belle, en fait, à la regarder longtemps et assise !), une pour du faux et une pour du vrai, une relation tangible dans l’espace, dans son visage à elle collée à distance sur ses rétines à lui, et son envie de la revoir, son inclinaison qui vibrait comme si elle l’appelait silencieusement sur son téléphone au numéro qui n’avait pas changé en un an, et qu’ils se trouvaient enfin. Dans la pièce, ça termine mal, l’histoire tourne court, je ne me souviens plus pourquoi. Je peux bien le dire car il restera dans ce texte – pas celui de Glattauer, la bulle, là, que vous êtes en train de lire – au moins la possibilité que cela se termine bien entre mon ami d’enfance et cette femme magnifique, et que je sois invité à leur mariage, le 25 octobre prochain, quelques semaines avant la naissance de leur prochain enfant dont je serai le parrain !

Et donc, moi, si j’usais mes doigts pour ces cinq clics, et choisissais d’écouter ce texte plutôt qu’un autre pendant que je vaque à des occupations non-intellectuelles, j’aurais peur que Daniel Glattauer, avec son texte original, même interprété, ne me vole “mon” Quand souffle le vent du nord, avec la superposition dramatique que je voyais, moi, alors, cette dimension qu’il n’avait pas mise dans son texte, qu’il me l’appauvrisse, qu’il me le reprenne, salop de Glattauer ! : donné c’est donné, et… je l’ai mis sur mon disque dur sans payer, bon d’accord, le salop c’est moi, Daniel.

Mais voilà pourquoi je ne ferai pas de critique de ce texte car je ne l’écouterai pas encore. Parce que le plus beau, le plus triste, le plus vrai de ce texte ou autour de lui ou grâce à lui, c’était de les voir elle et lui, à leur niveau au-dessus du mètre quatre-vingt, se parler en ouvrant ou fermant silencieusement de nombreux possibles…

Bande Originale de la Bulle : Les innocents, « Love qui peut »

Un extrait de l’hymne du deuxième été 2015.

[Cette bulle est donc classée dans la catégorie Critiques : elle devrait l’être dans une catégorie Non-critiques, mais delà à créer une catégorie pour une seule bulle…]

Photo d’entête : “Lovers Night” par Shaun Gordon.

Note

  1. Ça ne s’est pas fait, mais je ne l’ai pas dit, car je voudrais que la fin soit ouverte et qu’on puisse croire au happy end, d’accord ?