Sans laisser de traces : marquant et à remarquer

Vu lors d’une avant-première, le 25/02/2010, en présence du réalisateur, Grégoire Vigneron, et des deux acteurs principaux du film (Benoit Magimel dans le rôle d’Etienne et François-Xavier Demaison dans celui de son vieux pote de lycée, Patrick) ce Sans laisser de traces aura été une véritable bonne surprise.

Contrepieds, fausses pistes, la dérobade pourrait être le dernier mot de ce film qui ne sera jamais simplement ce qu’il promet être de prime abord. Si chaque nouvelle situation commence par se laisser aguicher par des clichés sans relief, ceux-ci s’esquivent toujours rapidement en vous regardant avec le petit rire sourd d’un « vous n’y pensiez pas, quand même ? » qui vous laisse coi, et ce depuis la bande-annonce gentiment trompeuse jusqu’à la chute et sa fin ouverte. De sorte que le film est plus qu’un thriller psychologique « à la française » où les couples se défont et les familles se déchirent, bien plus intéressant qu’un simple film policier qui voit un flic finir par coincer le tueur que l’on connait depuis le début grâce à quelques jeux de regards caricaturaux et un détail idiot qui aura finit par constituer une preuve irréfutable, bien au-delà d’un drame et — comme le voulait Nietzsche — par-delà le Bien et le Mal, l’histoire avance avec brio, sans temps morts mais sans précipitations. Elle entraine Etienne, à la veille de devenir le PDG d’une grande entreprise dont il a su gravir les échelons1, dans une déréliction inexorable de sa vie que la conjonction d’un remord et d’une rencontre fortuite avec un vieux pote de lycée aura déclenché.

Comme dans le cultissime Mensonges et trahisons et plus si affinités… (2005) où Grégoire Vigneron avait déjà pu tremper sa plume, mais dans un genre plus sombre, les personnages sonnent juste dans ce moment de crise où tout peut basculer d’un côté comme de l’autre. Les destins de Patrick, gentil boulet aussi pur que pourri, assassin malgré lui et personne dans l’impasse, et Etienne2, s’accrochant comme il peut à une imposture intellectuelle puis sociale dont il doit se montrer à la hauteur avec toute la force et le courage que ceux qui prétendent diriger doivent avoir, se lient de manière impromptue, se confondent un certain temps puis suivent leur propre trajectoire inversée. L’impulsif de bonne foi qui croyait libérer son vieil ami insoupçonnable du poids de son secret inavouable, finit par devenir une épine de plus sous des pieds qui voient toute la vie d’un homme s’effondrer sous eux. Etienne, dépassé par ses cadavres inavoués, ses désirs dans le placard, ses beaux-parents, ses origines sociales, sa femme, futur PDG manifestant une étonnante fébrilité, doit alors faire preuve de courage pour concrétiser ce que la chance et la malhonnêteté lui auront permis d’approcher. Clémence (la toujours aussi belle Julie Gayet), « fille de », « femme de » entretenue et bientôt future mère, devra s’affirmer pour exister par elle-même, pendant que Fleur, son antithèse3, belle, jeune et pauvre Cendrillon étudiante en philosophie aidée par celui dont elle ignore qu’il a volé la vie de son père défunt, balance entre profiter de l’argent de ce mécène sorti de nulle part et virer ce connard qui croit pouvoir l’acheter. Tous ont une épaisseur psychologique que les premiers coups de caméra semblent tout d’abord leur refuser, lorsque les voilà aux prises avec la morale, sommés de quitter le rail du quotidien pour pénétrer dans l’écheveau complexe de la responsabilité. Où l’argent est roi et rien en même temps ; où le silence, la parole, le chantage, le don et le pardon se confondent ; où les situations se brisent et se dénouent sans que l’on sache jusqu’où est allé la fissure et quels nœuds guettent encore l’intrigue et la gorge.

Au final, s’il est bien sûr impossible de dénuder trop la fin ou de donner trop d’éléments de l’intrigue, à l’image du débat qui a suivi la projection, bien difficile de trouver le bon mot sur ce qui s’est joué. Chaque spectateur pourra avoir en lui-même sa propre querelle sémantique, ses propres évolutions face à cette histoire amorale où triomphe les idées qu’il faut parfois casser des portes closes pour entrer dans le monde et s’y installer, et qu’il faut savoir composer avec le monde tel qu’il est, quitte à oublier les cadavres qui jalonnent le parcours… Loin des films que l’on consomme entre deux burgers et qu’on aura ressorti de son cerveau avec la même facilité qu’on a pour purger ses intestins, Sans laisser de traces vous fait perdre le chemin pendant un peu plus d’une heure, puis s’accroche encore à vous quelques jours comme un bon concert vous emporte encore au-delà du buzz persistant dans les oreilles. Ainsi, pour le buzz moral et ce bon moment passé en sa compagnie, un grand merci à Grégoire Vigneron.

[Texte initialement publié dans La Catallaxine, le 5 mars 2010]

Photo d’entête :

  1. Grâce, initialement, au vol d’une formule chimique lorsqu’il était ingénieur
  2. Benoît Magimel, sous ses faux airs de Sean Penn français, peu crédible au départ, donne à son personnage un mélange de force et de fragilité de plus en plus convaincant au fur-et-à-mesure que le film avance
  3. Difficile de ne pas penser à une version féminine du couple d’opposés Jean-Marie Messier / Bertrand Cantat, qui, pour caricatural qu’il est oppose néanmoins la richesse sans âme et la richesse sans argent.