Tranche de mystère à MAD

Je la trouve belle car étrange et elle doit me trouver bizarre. Elle est assise à quelques mètres de moi, frontalement, et je n’ose la scruter longuement de la même façon. Je sens à nos regards qui se croisent sans l’assumer, que je suis aussi pour elle objet de curiosité. Je fais à moitié semblant (pour l’autre moitié je le fais vraiment) de suivre le travail d’une autre jeune femme assez charmante de loin, un rien moins de près, qui me rappelle cette femme connue troublante perdue maladive oubliée du côté de L*, afin d’avoir un prétexte pour regarder dans la direction où elle se trouve.

Le travail de cette deuxième femme (vous pouvez oublier celle de L*, je n’y ferai plus référence et ne jonglons qu’avec deux femmes, c’est plus facile) consiste à aborder des gens pour leur vendre des cartes de crédit – à l’heure où j’écris une femme aux cheveux blancs remplit son formulaire – une sur des dizaines en une heure peut-être, je suppose que ce doit être un bon score dans ses objectifs, tout de même : qui prend une carte bancaire dans un hall d’aéroport ?1

Quant à la première2, on devrait se permettre franchement de s’étudier, s’ausculter jusqu’à la limite de se toucher, ou au moins se pincer pour voir si on est vivants, se tirer la langue (pour en voir la couleur) et que sais-je encore ?, sans rien en attendre de plus, puisqu’elle s’en ira dans une des six lettres et moi en H, J ou K − même pas fichus de me dire pour que j’aille faire un somme en toute tranquillité − et même que chaque lettre mène à des quais qui eux-mêmes débouchent sur autant de villes à tous les bouts du monde qui n’en a pas !

Malheureusement, je sens que nous n’oserons pas. Elle ne saura jamais si je suis humain et moi jamais si elle était une œuvre d’art en fuite, fruit de Dali, de Dubuffet ou de Giacometti. J. Quai 54. J’y vais. Trois personnes en même temps remplissent des formulaires de carte “Gold”. Quelque chose m’échappe dans tout ça. Des Espagnols autour de moi ont un accent qui me frappe les oreilles ; il y a quelques années il me paraissait normal (donc ne m’apparaissait pas) et donc je ne savais même pas que c’était un “accent”, qu’il y en avait des dizaines et que je saurais un jour les reconnaître. Je croyais cette langue d’un bloc. Tout comme cette ancienne ignorance, je ne saurai jamais ce et qui que j’ai vu dans cette attente.

B. O. B. : Radiohead, “Daydreaming”

Extrait de la bande-son d’un été européen 2016.

Radiohead, “Daydreaming”

Notes

  1. Sa collègue, à côté d’elle parle avec tout son corps, mimiques, mains, hochements de têtes : à se demander pourquoi elle a besoin de produire des sons !
  2. Puisque vous avez oublié la troisième, je suppose que vous devez suivre sans problème.