(Au départ il s’agissait de parler d’)Une passion [1999] de Muriel Cerf (et puis voilà, emporté par l’élan, ça a dérapé sur Cohen, Enard et d’autres)

J’avais commencé ce livre, il y a longtemps, c’était au tout début du XXIème siècle, ce furent 200 pages de jouissance comme un gâteau sucré qu’on mange goulument, même pas trop vite mais comme la crème déborde de partout, il finit par vous écœurer et je crois que j’ai vomi vers la page 203, alors je n’ai plus jamais réussi à l’ouvrir, je me disais un jour, comme on mange un marshmallow avec le café, ou une barbe à papa de temps en temps à la fête foraine dans les senteurs éthérées de son enfance révolue, je le lirai par morceau, un missel à la beauté du monde dans une religion primitive que seules quelques anges susurrent encore lorsque les Élohim leur laissent une seconde de répit cosmique, et je mettrai deux ans mais je le finirai, j’irai jusqu’au bout de cette histoire et puis j’enchainerai deux ans de plus avec Belle du Seigneur d’Albert Cohen, je comparerai les deux, je décortiquerai leurs phrases comme on dépèce un cadavre pour comprendre ce que leur chair contient de mystère et de mécanisme lubrifié, je trouverai la formule de leur musique, je collectionnerai quelques clefs du français et je ne l’ai jamais fait. La fille qui avait le livre est partie avec, déesse envolée, partie de sa jeunesse qui tourne encore dans les tourbillons des fêtes, livre perdu dans l’Éden édenté du début de son monde à soi, quand on a séparé nos bibliothèques en deux, déchirement plus violent que nos côtes orphelines l’une de l’autre. J’ai acheté le Cohen un jour d’occasion (d’occasion : le livre pas le jour, celui-ci était tout neuf et perdu à jamais le soir-même, mais je ne me souviens plus si j’en avais bon usage ou pas) en souvenir de ce programme et n’en ai lu que 40 pages, remettant toujours à plus tard cette lecture pour plein d’autres plus urgentes. Entre temps, j’ai trouvé que les femmes écrivaient mal et des choses inintéressantes qui ne vont pas plus loin que leur petit nombril, on trouve ça génial quand on veut les baiser ou que leur photo sur la couverture fait virevolter nos hormones un rien impressionnables et imbéciles, mais, au fond, à froid, du point de vue de la littérature, c’est navrant ces petits collages de rien mis bout à bout et appelés « roman » pour faire bien, les seules qui peuvent encore faire un peu illusion sont les copies de Marguerite Duras, mais Duras c’est déjà pas très consistant, alors les copies, ça capote, ça clapote bêtement comme des petits chatons adorables qui mais qui miaulent tout le temps et font leur petite déjection incontinente sur le papier et que la première soit brûlée qui ose appelait ça de la poésie… J’ai donc lu l’Antivoyage de Muriel Cerf – pas indispensable mais bien écrit – pour trouver des femmes francophones dignes de notre langue ; allons rajoutons Marguerite de Navarre, Colette, Sand, Marguerite Yourcenar, disons deux par siècle, qui surnagent sur les pisseuses qu’on oublie dès les premiers plis de leur peau depuis, et puis s’enfoncent dans l’oubli, ces livres à 0,30 € que personne ne veut acheter dans les déstockages de bibliothèque, Goby, Roze, Castillon, ces petites choses que leurs éditeurs n’ont pas oubliées dès le livre publié et qui auront une saison ou deux ou trois si elles sucent bien, pour se croire écrivaines, au féminin s’il vous plait, car elles sont féministes, elles ont le nombril politique et citoyen, elles sont importantes, ces petits chatons-là, ces éprouvettes à sentiments, fi, fi, fi cette phrase est à l’abandon, elle ne va nulle part, elle deviendrait un chapitre, on l’accolerait à d’autres on en ferait un livre, on sucerait un éditeur peu porté sur la chatte et qui préfère le matou et on terminerait sur les rayons à côtés de 700 autres merdes dans une librairie parisienne un septembre de rentrée. Pouah !

Muriel Cerf, quand elle ne forçait pas trop la langue jusqu’à la rendre imbuvable, avait du talent, elle. Je dois lire un jour la suite de l’AntivoyageLe diable vert, que j’ai acheté d’occasion sur Internet ; Une passion est introuvable, Actes Sud l’a laissé tomber dans les vieilles versions Babel et dans l’oubli des romans qui n’auront pas marqué leur époque, je le lirai un jour, il y aura bien un hiver froid où je serai au lit et où je n’aurai pas Internet. Je lirai donc, cet hypothétique hiver : Une passion p. 204-1000, Belle du Seigneur et le Diable vert et les comparerai avec Boussole de Mathias Enard, qui n’est qu’une copie – aussi ratée car alourdit par les mêmes défauts rebutants – d’Une passion, et c’est parce que j’ai abandonné Boussole exactement comme j’ai abandonné Une passion, que je me souviens du premier en ce moment. Cet hiver-là, il faudra que je lui donne un nom dans ma biographie, ce sera peut-être l’hiver d’une longue maladie passé sous la couette et les textes précieux, surchargés, saturés, rajoutera-t-on un Moix ?, ferait-il tache dans cette série le toutou à BHL ?, aussi savamment foutraque, croulant d’effets de manche mais sans la lourdeur ampoulée des autres, ferait-il tâche dans la série de cet hiver du baroque littéraire, du rococo, même, l’hiver des phrases-fleuves, des mots à en mourir, des mots à en faire se suicider la langue française coincée quelque part dans ces gros pavés un rien pompeux :

Bienheureuses élues que celles nées du serpent, futilement occupées et distraites à se magnifier ainsi, pensait Amine, ô combien casquées et costaudes, des lutteuses de sumo, quoi, que sommes-nous, égarés blafards, hommes à la côte manquante, en face de ces géantes, ogresses, amirales, matrones, houris, gouvernant le monde grâce à une bifurcation entre leurs cuisses, à une lézarde sacrée, une craquelure dans leur porcelaine, à une exfoliation délicate dont se préoccupent comme mon père et beaucoup d’autres tandis qu’elles ne font que s’en servir, l’arroser d’une canule d’un geste ménager, y introduire ce tube de verre qui émet des borborygmes en rejetant l’eau purificatrice, le reste du temps n’y pensent pas, oublient, sauf pendant leur petit mascaret mensuel.

Muriel Cerf, Une passion, pp. 111-112

Voilà. Une passion c’était ça sur 1000 pages. 200 c’était drôle, un joli tourbillon, une ivresse délicieuse et puis après c’était juste dégoutant.

Bande-son de la bulle : « Concertos pour violon » de J.S. Bach (pendant deux heures, tu as compris la blague, c’est pour souligner l’excès, le trop-plein, la piscine à débordements et la police du langage ne fait rien, elle ne condamne personne dans ces forfaits-là, ni auteurs, ni éditeurs, ni gogos qui aiment en prendre plein la vue en croyant que c’est de la grande littérature, comme ces cons qui vont à l’opéra pour s’y montrer, cette culture ostentatoire, ce ridicule de la distinction, ce kitsch du classique, et tout ça pour souligner l’emphase superfétatoire de la prose dont il est question ci-dessus, dans une technique de dénonciation redondante, mais redondante, ô combien redondante encore !)

Photo d’entête : “Ivory Angel” par Andrea Zamboni.