Vivre avec eux – Samuel Sichtrian

Jusqu’à ce que j’écrive mon premier roman, j’étais la promesse d’un génie à découvrir. Je vivais en compagnie des petites gens, les anonymes, de manière provisoire, comme une caution pour le futur, de la même manière que les hommes politiques aiment s’inventer des passés pauvres pour faire croire qu’ils ont été un jour proches des gens qu’ils sont censés représenter. J’emmagasinais des souvenirs de la bassesse pour m’en servir plus tard,  combustibles pour mes écrits, qui feraient briller tout ceci à la lumière des belles lettres. J’étais de passage dans les plaines en attendant mon ascension dans le sommet qui me méritait.

Jusqu’à ce que mon troisième roman fût refusé, je pouvais encore croire à un autre destin. Trois tentatives chez de nombreux éditeurs me firent comprendre que je n’avais pas de talent − ou qu’on ne me le reconnaissait pas, ce qui revenait au même. Il fallait se résigner. Même sans comprendre, tout en croyant à l’injustice (mais sans crier, à quoi bon ?, on ne peut forcer personne à vous aimer), il fallait cesser de s’entêter. Au contraire, il était sage d’envisager de progresser dans le métier que j’avais fini par choisir de manière provisoire, éphémère trop durable, tout en l’accomplissant par routine puisque mon ambition était ailleurs. Car il était trop tard pour choisir un itinéraire bis vers la reconnaissance. Il y avait plus de vingt ans qu’une potentielle carrière sportive m’était impossible. Idem pour la musique classique, et je n’allais pas commencer, passée la trentaine, à faire mes classes dans des groupes de rodage adolescents, ni me frotter dans quelques années, après des mois et des mois de travail à me trouver une voix, à des concours où des plus prometteurs que moi me voleraient la vedette. J’avais beau réfléchir, seule l’écriture me laissait envisager de devenir quelqu’un.

Donc je ne se serais plus jamais cette personne. Même pas dans dix ans, puisque les vagues de déceptions successives m’avaient ôté toute envie de me fracasser de nouveau sur des refus. Et si je ne devenais pas un homme extrait des individus non-identifiés de la masse, il faudrait alors vivre avec eux, me choisir un milieu parmi ceux qui s’offraient à moi et m’installer dans ma vie.

Je m’étais dit ça dans le métro, au milieu des autres. Puis j’étais rentré chez moi, comme on entre dans un hôtel. En m’asseyant sur le canapé, je m’étais rendu compte que je m’étais affalé dessus, comme si j’avais posé mes valises. Je m’étais posé. Beaucoup de questions auparavant. Maintenant j’étais là. Je regardais ce “chez moi” sans doute pour la première fois. C’était donc là, ma vie.

Je regardais le pan de mur devant : il faudrait donc, puisque je n’allais plus être écrivain et qu’il ne fallait plus y penser sous peine de rechuter, jeter les livres, tous ces livres qui m’avaient documentés en vain et me rappelaient maintenant simplement le souvenir de l’échec. Il faudrait changer la déco et revoir l’emplacement des meubles. En acheter de nouveau, aussi, avec quel argent ?, on verrait ça demain au bureau.

Il faudrait aussi se trouver des amis. Puisque je ne deviendrais pas intime de mon éditeur, que les autres auteurs ne m’inviteraient pas chez eux comme un de leur pair, comme je ne connaissais pas du beau monde, il faudrait les trouver à portée de mains. Je m’inscrirais donc sur un site de sorties et de rencontres amoureuses déguisées où je côtoierais les vrais gens, les fades, les sans répartis, ceux qui gênent de leurs petits malheurs − attention, je ne dis pas que mes ex-futurs amis n’auraient pas leurs problèmes navrants et leurs ridicules, mais eux au moins avaient le talent de le dire dans des livres et d’intéresser les lecteurs avec, ils transformaient ça en chanson, leurs histoires terminaient dans des revues people et non dans les minuscules racontars de bars du quartier. Quant à moi, au lieu de compter les milliers de followers / amis / fans attendant chacune de mes réflexions sur les réseaux sociaux, je me disais qu’une vingtaine d’amis sur OVS et, mettons, une cinquantaine sur Facebook (des vrais, si on compte les fantômes on peut doubler) pourrait faire mon bonheur, et l’assurance de ne pas passer tous les soirs devant la télévision − car j’achèterais une télévision pour avoir des références communes avec mes amis, et puis il faudrait bien habiller le mur vidé de sa bibliothèque. J’aurais donc ces gens-là comme groupe de référence et je devrais supporter leur étonnement lorsqu’ils apprendraient le néant que je suis à mon âge, eu qui ont quand même un bac pro, des licences inutiles et des métiers qu’ils pleurent le dimanche soir de devoir retrouver dans quelques heures. Je me ferais mon trou là-dedans. Enfin, dans quelques années je m’échapperais de temps en temps de Toulouse pour aller skier aux Angles ou à Font Romeu, je sortirais vers l’Espagne jusqu’à Barcelona ou Madrid, heureux de couper avec mon quotidien et m’assurant que tout ceci n’avait rien à envier à Paris et son métro sale et bruyant, en me disant, avec mes amis d’aventures, que nous avons tout de même de la chance !

Et puis il faudrait me dépêcher de trouver une femme (j’avais pensé à un homme du temps où j’allais être une star, mais puisqu’il fallait rester banal, autant sauver un peu de confort). Une normale, qui travaille et se plaint le soir de sa journée, en attendant semaine après semaine ses week-ends de répit et année après année ses vacances d’évasion. Lui-même retrouverait vierges ses week-ends qu’il n’occuperait plus à lire et écrire ; ce temps gâché l’angoissait, mais il savait que la nature avait horreur du vide et qu’il saurait s’étaler dans sa vie comme un gaz dans un espace – il rirait même aux publicités de la télé qu’il avait acheté. Il n’avait aucune idée de qui elle pourrait être, sa femme, il n’y avait jamais pensé puisqu’avant il se demandait s’il préférerait C* C*, V* G* ou J* L*, comme compagne, il se disait qu’une femme de cet acabit lui suffisait, qu’au contraire une qui n’écrivait pas très bien tout en ayant été publiée avant lui, on pourrait voir la différence après son passage, une fois qu’amoureux, il prendrait ses manuscrits pour faire des recommandations… Enfin, il penserait à tout ceci dans la rue, en regardant un peu les femmes qu’on y trouve, s’imaginant lesquels genres parmi ces quidams pourraient lui suffire.

(Je me rendis compte que je venais d’utiliser la troisième personne du singulier pour parler de moi. Oui, l’homme que j’imaginais était bien moi, et j’allai me regarder dans un miroir pour me voir peut-être pour la première fois depuis des années ; et comme la glace était de plain pied, je me rendis compte que je ne pourrais plus me satisfaire de jouer au grand philosophe à la Socrate, ou au grand écrivain qui a su garder rester simple… je resterais simple, mais ce ne serait plus par choix.)

Afin  de ne pas trop différer les premiers chantiers de ma nouvelle vie, je téléphonai à mon frère avec qui j’entretenais de très rares contacts, le méprisant un peu de le voir occuper sa vie à jouer aux jeux vidéos et passer à côté de la sienne, la vraie. Ce soir moi aussi je me sentai comme un homme réintroduit dans le réel, après avoir été prince d’une planète lointaine en guerre contre des Empires galactiques… Je me dis qu’en bon drogué des réalités virtuelles, celui qui provenait du même utérus que moi, pourrait m’expliquer comment gérer les “descentes”…
— C’est quoi d’après toi ta vie, mon frère ?
— Quoi ? A quel point de vue ?
Je n’avais pas réfléchi qu’on puisse distinguer des strates différentes dans une vie, et qu’on ait pu me faire une réponse autre que générale et globalement sentencieuse. Je restai encore trop futur-écrivain.
— Pourquoi tu m’appelles ? T’as quelque chose à me demander ?
— Oui. Tu te souviens comment c’est dans mon appartement ? (J’avais changé en dernière minute “chez moi” en “mon appartement” car je savais que j’allais utiliser “chez moi” juste après et je n’étais pas encore tout à fait prêt à répéter les mots comme chez les vrais êtres humains)
— En gros, oui…
— Y’a des meubles qui t’intéressent, chez moi ? Je vais déménager, et je me sépare de ce que j’ai.
— Wouha, t’as gagné au loto ?

Même mon frère n’imaginait pas que j’eus pu gagner de l’argent autrement que par un coup du hasard. Il était temps que je remette les pieds sur le plancher des vaches. Non, cet homme plat et triste que j’avais failli me résoudre à être, n’avait pas gagné au loto. Il venait de décider qu’il ne voulait pas vivre avec eux, et que s’il devait n’être rien, il en finirait vraiment, mais pas sans faire parler de lui. S’il ne serait pas l’héritier de Stendhal ou de Benjamin Constant, il serait celui d’Erostrate.

Mais l’idée de la destruction lui viendrait pleinement plus tard, dans un mois environ. Entre temps il aurait essayé de se faire une vie taillée à la mesure du commun. C’est tout ça, ce nouvel échec, que raconte le livre que je n’ai pas eu envie d’écrire pour ne pas vous saouler de nouveau avec un texte que vous ne voudriez pas publier. Il y aura juste, et ce sera le dernier chapitre de mon œuvre, posthume, écrit par un nègre-journaliste : une nécro d’un d’entre vous, chers éditeurs. Un de vous sera mon dernier personnage ! Ce dernier chapitre s’appelle “Mourir avec vous”. Je ne vous en voudrai pas de ne pas aimer celui-ci. (Premières pages)

Bande-son de la bulle : « Parmi eux » de Deportivo

Photo d’entête : “The man in the crowd” par gromgull